[Entretien] Stephen White (UE): il faut soutenir l’Etat de droit irakien
(B2) Cette année sera une année décisive pour l'Irak. Avec le changement de statut de l'armée américaine, passée de force de libération/occupation, et son retrait progressif, on pourra vérifier si les conditions de stabilité relative qui a marqué ces derniers mois tiendront
Comme me le confiait un observateur de la région, ce succès, on peut l'attribuer à cinq facteurs : « davantage de troupes sur le terrain, l'amélioration de la capacité de sécurité des troupes irakiennes, l'intégration de certains groupes sunnites pro Al Qaeda au conseil, la sécurisation en fermant (ou limitant) le 'robinet iranien', le cessez-le-feu avec l’armée du Mehdi ». « Le problème - ajoutait mon interlocuteur - est que ces cinq facteurs sont réversibles. Cette année sera donc décisive. »
Une remarque qui m'avait convaincu de la nécessité de jeter un oeil - malgré une actualité plus criante sur d'autres points du globe (Congo, Somalie, Palestine) - sur cette mission de l'Union européenne en Irak, dénommée EUJUST Lex. Une mission civile dirigée, depuis sa mise en place en juillet 2005, par le Britannique Stephen White, qui consiste à former policiers, magistrats et gardiens de prison irakiens (plus de 1900 ont déjà été formés lors de 80 sessions). Nous avions convenu depuis quelque temps de nous rencontrer. Ce fut chose faite avant Noël. Dans un bâtiment sécurisé du Conseil (où siège également le comité militaire et à deux pas des casernes royales belges) où il a établi ses bureaux. Entretien...
Stephen White est originaire d'Irlande du Nord, où il a gravi tous les échelons de la police jusqu'au poste de chef adjoint. Il a mené plusieurs opérations de formation dans des pays en développement (la Mongolie par exemple). Sa présence en Irak remonte à 2003. De juillet 2003 à janvier 2004, il y travaille comme directeur de la loi et l'ordre et conseiller principal de police de l'Autorité provisoire de la Coalition, basée à Bassorah. En Décembre 2004 et janvier 2005, il fait partie de l'équipe d'experts de l'UE envoyés en Irak et recommande des mesures d'appui à l'État de droit.
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Pourquoi êtes-vous venu en Irak ?
Je crois que j’avais quelque chose à offrir, une assistance dans la résolution de conflit, mon expérience de conflit, de la formation aussi quand j'en étais responsable pour l’ensemble de la police du Royaume-Uni.
Votre expérience en Irlande du Nord a dû vous aider. Quelle leçon avez-vous plus particulièrement retenu ?
Nous avons beaucoup appris en Irlande du Nord, effectivement, sur la conduite à tenir vis-à-vis de la population, sur l’importance d’avoir une police locale, intégrée dans la société. Attention ! Nous ne sommes pas dans la même situation. Mais il y a des points qui peuvent servir. La plus grande erreur, à mon sens serait de faire jouer aux soldats un rôle de police. Il faut donc avoir des formations spécifiques et une organisation séparée pour la police. La police doit vivre et être une part de la société. C'est la leçon principale que j'ai retenue et que nous essayons d'appliquer ici.
Vous avez plusieurs années de présence, comment ressentez cette expérience ?
J’ai, effectivement, été le premier policier étranger dans le pays après la chute de Saddam Hussein. Et j’entame ma sixième année en Irak. C’est un défi... Personnellement, professionnellement j’ai vu tellement d’efforts, tellement de sang aussi autour de nous - un garde du corps blessé dans un attentat, un policier irlandais blessé -, tellement de tristesse, qu’il faut aider ce pays. En Irak, il y a vraiment des gens, très motivés, qui veulent faire des choses. Et je vois le résultat également. Cette mission a créé un sentiment unanime entre les 27, et aussi un partenariat des différentes administrations concernées (police judiciaire, pénitentiaire) des États membres qui ne sont pas obligatoirement habitués à travailler ensemble dans leur pays. Là nous sommes tous mobilisés ensemble.
Tous les États membres n'avaient pas le même avis pourtant sur l'intervention en Irak ?
Effectivement, l'Europe était fortement divisée, entre les pro et anti-interventions. Mais en même temps, il y avait une nécessité de stabiliser l'Irak, d'envoyer un signal politique. C'est peut-être une des raisons de la mission. Vu la situation politique, l'aide de l’UE ne pouvait être pas être une aide militaire, mais de gestion de crise. Quand le projet d'une mission "Etat de droit" qui vise au rétablissement des droits de l’homme, des services de police, des juges..., a été présenté, il y a eu unanimité autour de la table des gouvernements. Nous avions une action, sur une base commune, sur une position neutre. Et tout le monde était d'accord pour cela.
Vous ne pensez pas que l'intervention américaine et des alliés a créé un problème de plus ?
Non. Je ne suis pas d’accord. Dire que le problème a commencé avec les Américains n'est pas exact. Saddam Hussein avait détruit une bonne partie des infrastructures.
Quelle doit être la position de l'UE en Irak, selon vous, aujourd'hui
?
L'UE et les internationaux doivent soutenir les modérés. Il faut combattre le terrorisme, l'extrémisme. En second lieu, permettre la réconciliation, bâtir des infrastructures de santé et d’éducation. Il ne faut pas perdre de vue que le développement économique du pays n’est possible qu’avec la sécurité. J'en reste persuadé.
Pour vous, cette mission apporte donc une pierre à la construction d'un Irak libre ?
Oui, indéniablement. La mission de l'Union européenne est modeste, elle ne prétend pas tout résoudre. Et nous sommes une petite part d'un contexte plus général : le rétablissement de l'État de droit en Irak. Mais elle a une importance significative. Et, surtout, elle a prouvé son efficacité non seulement pour l’Irak mais aussi pour les États membres. Je souhaite maintenant qu’elle continue et se développe.
Se développer, c'est-à-dire ?
La mission va encore se renforcer sur le système judiciaire. Il faut intégrer toute la chaîne – de l’arrestation à la poursuite. C’est ambitieux. Cela suppose davantage de cours pour davantage de personnes. Des cours spécifiques centrés sur certains thèmes particuliers: l’ordre public, les prisons, les femmes, les jeunes, le crime organisé.
Quelle formation apportez-vous ?
Notre volonté n'est pas de faire de la théorie, mais d'apporter la pratique, nos bonnes pratiques, dans quelques domaines. Nous avons ainsi un programme de visites, de démonstrations pratiques pour les policiers, les juges. Nous avons ainsi organisé des visites de prison en Italie, en insistant sur la nécessité de réintégrer et fournir un support psychologique aux prisonniers, pour ne pas juste punir, mais préparer à la sortie. Cela paraît sans doute évident en Europe. Ce n’est pas évident vu l'état du système pénitentiaire irakien et la façon dont il était conçu sous Saddam Hussein.
Et cela marche ?
On ne peut pas faire comme çà (il fait un claquement de doigts). Cela prend du temps. C'est une stratégie à long terme. Mais je rencontre des professionnels, de très bon niveau, qui comprennent la nécessité des droits de l’homme. Nous avons besoin de tels personnels, bien formés, bien éduqués.
L'UE a-t-elle besoin d'un accord avec le gouvernement irakien comme les Américains viennent de le signer ?
Nous n'avons pas besoin d’un accord type SOFA (accord de protection de troupes). Notre initiative est menée avec du personnel irakien. La lettre du 26 mai 2005 que nous avons reçue du Premier ministre irakien est suffisante (NB : elle donne aux membres de la mission les privilèges et immunités diplomatiques habituelles selon la convention de Vienne).
Vous paraissez optimiste sur l'avenir de l'Irak ?
Oui. Je reste optimiste, pour un tas de bonnes raisons. L’Irak a connu une histoire ces dernières années vraiment sanglantes. Mais on ne peut s'empêcher de voir qu'il y a un fantastique progrès. Chaque jour, je le constate. On voit à Bagdad une certaine normalité retrouvée. L’électricité marche. La circulation revient. La police et l’armée - mois après mois - reviennent à un niveau. Au niveau politique, le processus de réconciliation enclenché va dans le bon sens. Et ces dernières semaines on a vu la sécurité s’améliorer nettement. De 170 attentats, on est passé à dix par semaine. Maintenant tout n'est pas acquis. Il faut faire attention à cette évolution ; il peut y avoir de nouvelles attaques.
Question ultime...Les missions de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) se développent aujourd'hui, comment vous voyez cette évolution ?
Les missions de la PESD deviennent surtout plus sophistiquées – dans la taille de la mission, le mandat qui leur confié, la diversité des personnes qui s'y retrouve. Quand cela démarre, l'UE a de réelles chances de succès.
(propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
(photo : Conseil de l'Union européenne, mission EUJUST Lex)
C’est très rare que l’on trouve des infos en français sur cette opérations dans nos médias. Bon courage et bonne chance pour ceux participant à ce difficile pari.