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(Entretien) Mario Telo (ULB): L’Europe doit jouer sa carte de puissance civile

(B2) Mario Telo est président de l’Institut d’études européennes de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et un des meilleurs spécialistes de la question
institutionnelle. Dans un entretien accordé à Europolitique, il analyse les derniers avatars de la Constitution – un échec prévisible mais qui peut être surmonté rapidement à condition d’enlever le
nom constitution et de procéder à certaines modifications -, de l’Europe – qui vit davantage une crise de digestion des avancements précédents et doit davantage croire en son potentiel –  et
des relations internationales – où l’Europe peut prôner, fort de sa propre expérience, un nouveau multilatéralisme. Un point de vue rafraîchissant dans un contexte plutôt morose. (Cet entretien a
été réalisé en février 2007 et paru dans Europolitique)

L’échec de la Constitution était-il prévisible ?
Oui et largement prévu par une partie communauté scientifique internationale. Pour deux raisons. Premièrement, on a connu ces 20 années une accélération, inconnue jusqu’à là, de l’intégration
européenne tant dans l’approfondissement que l’élargissement. Depuis le projet Spinelli en 1984, nous avons eu l’Acte unique en 1986, aussitôt après la conférence intergouvernementale sur l’Euro en
1988, la question de l’Union politique, en 1989, le Traité de Maastricht en 1992-93, le lancement de la CIG qui finit par le traité d’Amsterdam en 1997, le traité de Nice en 2000 et les cinq ans de
débat constitutionnel. Il faut donc prendre un peu de distance par rapport à la conjoncture. Passer de 10 à 27 Etats membres, l’extension des compétences avec quatre Traités ne pouvait pas ne pas
avoir d’impact sur la légitimité, la perceptivité par les citoyens du processus européen. Un malaise vis-à-vis d’un processus décidé, somme toute, au niveau d’une élite, même s’il était large. On
s’attendait donc à une telle cassure. On était passé tout près de l’incident après Maastricht ou Nice. Tôt ou tard, cela devait éclater. Deuxièmement, il y a la mondialisation et ses effets
sociaux. Dans un monde de plus en plus globalisé, si le poids politique de l’Europe augmente, son poids diminue de façon démographique, économie et commerciale – même si elle reste le premier
partenaire commercial. Cela ne peut avoir une conséquence car les citoyens attendent de l’Europe une protection accrue.

Cette crise européenne tant décrite ne serait donc pas si dangereuse ?
Je ne pense pas que cela nous ramènera à un Etat nation. Tout d’abord, il n’y a pas vraiment d’alternative crédible. La réponse offerte par les souverainistes n’a aucun fondement politique,
historique, culturel. On ne peut pas nier qu’il y ait des tendances nationales. Mais je ne crois pas au scénario de la crise catastrophique et que le clivage européen – antieuropéen devienne un
clivage majeur. Il n’y a pas une tendance généralisée, de faire de l’hostilité à l’Europe une politique. En fait, nous sommes en crise de croissance d’un système politique maturé, substantiellement
déjà acquis. Ce qui nous attend une période plus ou moins longue de consolidation, qui peut durer 10 ans. Il faut digérer l’élargissement, finir l’approfondissement. Mis à part les Balkans, il ne
peut y avoir d’élargissement majeur d’ici 10-15 ans, et on ne peut attendre, de même, un nouveau traité fondateur comme ceux de Rome ou de Maastricht, un traité qui attribue de nouvelles
compétences.

Tous les points de discussion au niveau du Traité semblent tourner autour de points maint fois débattus ? Comment peut-on renouveler ce débat ?
C’est vrai. Le grand débat, il a eu lieu à la Convention. Il est difficile de faire mieux qu’un débat de 16 mois auxquels ont participé les Parlements nationaux, les Etats membres. Ce n’est donc
pas un hasard qu’on revienne sans cesse aux mêmes questions. Le travail préparatoire a d’ailleurs été plus important que sa conclusion. On peut reprendre des solutions sur le triangle
institutionnel, le partage des compétences, la vie démocratique dans l’Union. On peut réfléchir à un article unique sur les Droits de l’homme qui renvoie  à la Charte (NDLR : ce qui permet
d’avoir une intégration juridique de la Charte en douceur). Mais on ne peut pas repartir de zéro. 18 voire 20 pays ont dit oui, cela fait une certaine force également. A mon avis, il y a deux
points sur lesquels on peut revenir. Premièrement : le mot « constitutionnel », qui a provoqué des confusions, doit être supprimé. Il faut dire la vérité. Ce texte n’est pas, pour moi, une
Constitution, car il n’y a pas d’Etat européen et c’est toujours un traité international, conclu entre Etats et qui nécessite la ratification par tous les Etats membres (on n’est pas dans le
système américain où 4 Etats n’ont jamais ratifié la Constitution originelle). Deuxième point : un protocole social qui donne un signal important. On peut réfléchir aussi un renforcement de
l’article sur l’énergie. Mais on ne peut pas revenir sur le troisième chapitre. Certes ce chapitre peut avoir des acquis intéressants. Mais le faire – comme le dit Andrew Duff -, c’est ouvrir la
boite de pandore, cela veut dire repartir pour trois ans de négociation alors qu’il y a une urgence de faire réformes institutionnelles.

Vous avez une page blanche à écrire devant les 27 chefs d’Etat – libre de toute contingence, qu’écrivez vous ?
Tout d’abord un préambule digne de ce nom. Alors que les préambules des
Traité de Rome ou de la Ceca sont forts, il est paradoxal que celui du Traité constitutionnel soit si pauvre, alors que l’Europe d’aujourd’hui n’est plus la petite Europe fonctionnaliste, de six
pays de la guerre froide, qui ne pouvaient avoir que des objectifs communs qu’économiques, et a une responsabilité objective, au niveau mondial. Dans cette page blanche, je mettrai, avec un peu
plus d’ambition, ce qu’il y a derrière notre présence internationale ; ce que fait l’Europe sans le dire, ou n’a pas le courage de le dire. Car la 2e puissance mondiale est une puissance civile,
c’est là la force de l’Europe. Elle ne sera en effet jamais une puissance militaire – qui déclare la guerre par exemple, elle n’en est pas capable philosophiquement, politiquement. Cette incapacité
institutionnelle est un atout pas une faiblesse. Cela change les rapports. L’Europe échappe ainsi au modèle classique, de la Realpolitik. Elle ne provoque pas l’incertitude auprès du voisin qui
doit se réarmer pour répondre à cette incertitude. Un cercle vicieux qu’on peut nommer le dilemme de la sécurité. Ce concept est très nouveau et devrait être mis au centre de la construction
européenne, car il pourrait aussi permettre de construire un nouveau système international. Songez que la seule politique de voisinage représente 500 millions de personnes et qu’il faut y ajouter
une politique asiatique, africaine, américaine.

Comment voyez-vous l’évolution au niveau international ?
Sera-t-il unipolaire (écrasé, l’UE devient alors une province des Etats-Unis), multipolaire avec 5-6 Etats nucléarisés (un scénario bon pour la Russie, la Chine et l’Inde, mais pas pour l’Europe),
anarchique ou éclaté, ou basé sur des multilatéralismes (un scénario vertueux qui convient à l’UE) ? L’Europe est le facteur le plus dynamique pour une construction mondiale alternative à la
construction classique. Ce scénario d’un nouveau multilatéralisme est déjà inscrit dans son expérience interne multilatérale. En mettant en question le concept classique de souveraineté, dans les
relations France-Allemagne au départ — deux pays qui ont provoqué deux guerres mondiales —, elle a la crédibilité pour un dépassement graduel. Je ne suis pas utopique. Je ne crois pas que l’Europe
puisse être un ilôt de paix. Elle doit changer l’environnement extérieur, sinon ce sont les autres qui changeront l’Europe. Dans ce monde en transition, l’Europe a une carte à jouer.

Vous voyez des éléments encourageants ?
Oui certainement. La démarche multilatérale est plus forte aujourd’hui qu’en 2001, même aux yeux de l’opinion américaine. L’échec irakien permet de
tirer des leçons. Il y a déjà un changement entre la présidence Bush I et Bush II. Mais il faut tenir compte de deux. Nous avons besoin, d’abord, de récupérer les Etats-Unis dans cette initiative
et chercher une complémentarité. Sans eux, l’Europe n’a pas de capacité de force suffisante, par exemple pour résoudre la question du Moyen-Orient.  Ensuite, il faut incorporer la Chine, dont
la croissance est formidable, dans le système multilatéral. C’est le grand défi des prochains 20 ans. La Chine pourrait émerger dans un cadre global (OMC, ONU), régionale (ASEAN, Corée),
multilatérale (APEC et ASEM), un cadre multilatéral tellement contraignant et entraînant que le nationalisme chinois soit apprivoisé.

Comment vous le définissez ce système néomultilatéral ?
Premièrement, il doit être plus attentif aux Droits de l’homme et à la légitimité démocratique. Certaines  organisations, comme l’OMC, sont contestées et doivent se réformer. Il faut une
possibilité de contrôle démocratique par les Parlements. Deuxièmement, il y a le rôle accru des organisations de coopération régionale — Union africaine, Mercosur, … pour des raisons à la fois
d’efficacité et de prévention des conflits. Troisièmement, il faut diffuser la pratique européenne de souveraineté partagée et autolimitée, une méthode qu’on doit exporter, tant au niveau régional
que globale. Nous ne sommes pas le modèle mais une référence importante. Une sorte de projet pilote, un labo innovation au niveau de la gouvernance mondiale. Ces élements devraient se retrouver
dans un préambule.

(NGV)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).