[Entretien] Frapper la Syrie de façon militaire : pas une solution selon l’ECFR
(BRUXELLES2) Pour les chercheurs de l'ECFR (European Council on Foreign Relations), Anthony Dworkin, Daniel Levy et Julien Barnes-Dacey, une intervention en Syrie n'est pas conseillée. Dans une note qui vient d'être publiée, ils exposent en huit points les buts, les fondements et les conséquences de cette action et proposent quelques pistes pour favoriser une solution diplomatique à la crise syrienne.
Des objectifs de l'intervention très divers
Plusieurs buts caractérisent une intervention en Syrie selon les gouvernements occidentaux. Il faut intervenir pour punir et non pour changer la situation sur le terrain, tout en rappelant le besoin d'une solution politique. Intervenir afin de « faire quelque chose » et d'éviter de future utilisation d'armes chimiques. Mais aussi pour ne pas laisser sans réponses le franchissement des lignes rouges fixées par les USA et notamment perdre de la légitimité au sein de la « Washington bubble ». Mais ils rappellent aussi les risques de déstabilisation de la Syrie et de la région qui n'ont pas été assez pris en compte. Il existe aussi le risque d'empirer la situation sur le terrain.
Le risque de la focalisation sur les armes chimiques
Comme le montre la note des chercheurs, prévenir l'utilisation d'armes chimiques ne suggère pas « que cela réduira les souffrances et les pertes puisque 99% des victimes ne sont pas attribuées aux armes chimiques ».
Pour eux, deux solutions sont proposées, le contrôle des stocks d'armes chimiques et la dissuasion.
- L'option du contrôle des armes chimiques et des stocks supposerait une no-fly zone et des forces terrestres pour sécuriser ces armes. « Nous sommes amenés à croire qu'une telle option n'est pas envisagée, donc les armes chimiques ne seraient pas sous contrôle ».
- L'autre option, serait la dissuasion d'utiliser à nouveau ces armes. Or il n'y a aucune certitude que les frappes auront un effet dissuasif sur Assad, qu'elles auront un effet positif, et quand bien même, cela ne règlerait pas le problème des 99% de pertes par d'autres moyens en focalisant l'attention sur une utilisation marginale.
Ils précisent aussi, le risque de faire tomber ces armes chimiques dans les mains de groupes radicaux ou « affiliés à Al Qaida alors que l'Ouest à tenté d'empêcher l'effondrement total de la Syrie » pour éviter ce scénario.
Un manque de preuves et de légitimation des enquêtes de l'ONU.
Selon les chercheurs, il y a plusieurs limites aux preuves actuelles.
- Il n'y a pas « encore de preuves suffisamment robustes » que c'est bien le régime de Bachar Al Assad qui a utilisé les armes chimiques. « Il faut prendre en compte et reconnaître » que d'autres Etats comme la Russie, la Chine ou l'Iran avancent, en tenant compte des intérêts de chacun.
- Le fait que l'Ouest n'attende pas les conclusions de l'enquête de l'ONU qu'elle avait demandé et qu'elle « tire des conclusions hâtives et précipitées ».
- Il sera compliqué pour Assad de réutiliser des armes chimiques alors même que Moscou et Téhéran ont condamné leur usage.
- Ne pas respecter les missions d'inspection pourrait être un signal négatif envoyé à l'Iran dans un moment « particulièrement délicat et potentiellement porteur d'espoir dans les efforts diplomatiques avec l'Iran ».
Une intervention aux bases légales inexistantes ou fragiles
« La légalité de frappes militaires contre la Syrie en l'absence de l'autorisation du Conseil de sécurité des Nations-Unies est au mieux, discutable » affirment-ils. « L'argument de légitime défense ne paraît pas fondé. Et même si l'utilisation de ces armes viole le droit international, la réponse militaire d'une coalition ne va pas de soi sans l'accord du Conseil de sécurité. Le seul fondement serait à trouver sur la question de l'intervention humanitaire. » Cette dernière justification est fragile. « Seul un petit nombre d'Etats ont explicitement reconnu qu'une intervention pour des raisons humanitaires peut être licite. » De plus, il n'y a pas de soutien de la part des organisations régionales comme la Ligue arabe contrairement au cas du Kosovo. Pour finir, l'intervention sans accord de l'ONU affaiblirait une fois de plus la procédure et la légitimation par le Conseil de sécurité et « alimenterait la croyance que l'Ouest peut agir en dehors de ce cadre quand il le souhaite ».
Des frappes incertaines et incertaines
« L'intervention envisagée serait limitée dans sa portée et sa durée selon les leaders occidentaux. » Cela montre deux choses, le manque de soutien dans les opinions publiques et la volonté des leaders occidentaux de ne pas se retrouver coincés dans un engagement de longue durée au Moyen-Orient. De plus, cet engagement engendrera des conséquences auxquelles il faut être prêt à faire face. « Que se passera-t-il si des armes chimiques sont réutilisées ? Cela engendrera-t-il une implication plus forte des soutiens du régime ? » Pour l'ECFR, les positions pourraient évoluer d'une, interdiction des armes chimiques à une interdiction de « tuer trop de personnes innocentes d'un seul coup ». Pour conclure, une opération restreinte peut échouer et donner une image de faiblesse.
De grandes incertitudes concernant les conséquences sur le conflit
« Malgré le fait que les occidentaux expliquent que les frappes seront concentrées sur les armes chimiques, elles seront sans aucun doute dirigées vers des moyens militaires du régime donc changeront la donne sur le terrain et l'équilibre des pouvoirs. Mais cela n'aura pas d'impact décisif » expliquent-ils. Cela peut faire dégénérer la situation sur le terrain et dans la région et conduire à des menaces directes contre « la sécurité des occidentaux ». Il existe « une grande incertitude sur comment le régime, les différents groupes de l'opposition et les acteurs régionaux réagiront ». Cela pourrait avoir un impact négatif dans l'opinion publique syrienne « si et quand des missiles américains, envoyés par des sites offshore, apparaissent dans le ciel, surtout s'il y a des victimes civiles ». Dernier point, les frappes pourraient engendrer une augmentation du flux des réfugiés et notamment « de la communauté des affaires qui maintien encore un semblant d'économie en Syrie ». Cela pourrait déstabiliser un peu plus les pays qui accueillent déjà un très grand nombre de réfugiés et dont la situation est précaire.
Un conflit aux conséquences régionales
Dans une pointe d'optimisme les chercheurs expliquent « Cela pourrait pousser Assad à recalculer la trajectoire du conflit » et aussi changer celle de la Russie et de l'Iran même si cela « est loin d'être garanti et probablement appartient à la catégorie «improbable» ». Solution peu envisageable.
L'autre point est l'égarement des occidentaux sur la réelle menace qui pèse au Moyen-Orient. « Le conflit en Syrie est l'épicentre d'un conflit régional. Mais le débat actuel se déroule en l'absence d'un dialogue stratégique plus large sur les priorités des occidentaux au Moyen-Orient. La position par défaut est de continuer à voir l'émasculation de l'Iran comme la principale préoccupation en dépit des preuves croissantes que la plus grande menace dans la région est un cycle d'escalade sectaire avec la Syrie à sa base et que cela alimente la radicalisation, qui donne lieu à un chaos sans précédent et de nouveaux espaces non gouvernés, qui menace de pousser le Liban et l'Irak plus profondément dans l'abîme et à générer un nouvel élan pour le jihad anti-occidental. » Solution ? Pour « repenser la région » il faudrait une stratégie diplomatique et encourager le dialogue avec ceux en désaccord avec les positions occidentales comme la Russie et l'Iran.
Favoriser encore et toujours l'alternative diplomatique
Pour l'ECFR, l'idée que l'intervention militaire pourraient rebooster le processus diplomatique restent des « spéculations optimistes ». Il conseille de prendre le problème dans l'autre sens, favoriser plutôt une « poussée diplomatique » avant d'éventuelles frappes. Il faudrait favoriser une processus diplomatique au placard. « Tout engager sur la diplomatie est ce que nous devrions faire ». Depuis l'annonce d'un Genève II, cela a été « mis en suspens ». Les occidentaux en portent une part de responsabilité en n’arrivant pas à faire venir l'opposition à la table des négociations. « Cela doit changer et un effort diplomatique plus concerté doit être fait, y compris pour mettre l'opposition à la table des négociations et engager l'Iran sur la Syrie et pas seulement sur le dossier nucléaire. Il est difficile de voir comment une frappe militaire améliore les perspectives pour la diplomatie.
Des propositions concrètes pour faire avance l'option politique
« Une alternative diplomatique pourrait inclure:
- de travailler à étendre le mandat des inspecteurs de l'ONU, en poussant la Russie sur cette question, elle jouera dans un domaine dans lequel elle est sur la défensive - plutôt que là où sa position est plus forte, à savoir en s'opposant à la force militaire;
- d'établir ainsi une base de preuve claire sur l'utilisation d'armes chimiques avant la poursuite des discussions au Conseil de sécurité
- ce serait construire sur les positions que la Russie, la Chine et l'Iran ont prises contre l'utilisation d'armes chimiques (d) une seconde phase pour une telle approche pourrait essayer de promouvoir des options pour la surveillance des armes chimiques en Syrie ainsi qu'un effort diplomatique plus large. »
(Nicolas Gros-Verheyde)
Lire l'intégralité de la note de l'ECFR ici
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