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[Verbatim] Face à l’incertitude mondiale : l’Europe doit s’armer d’outils de souveraineté

(B2) L’Europe a-t-elle un avenir dans un monde tourmenté avec le retour de la guerre en Europe, la naissance d’une grave crise économique et l’émergence de puissances non occidentales ? Bruno Dupré est convaincu que Oui. À condition qu’elle se transforme, mise sur des instruments de force et s’engage pour rénover le multilatéralisme.

Retour à Toulon du porte-avions Charles-de-Gaulle (Photo : DICOD / Marine nationale – Archives B2)
  • Bruno Dupré est conseiller défense et sécurité au secrétariat général du SEAE, le service diplomatique européen. Il intervenait à Toulon lors des rencontres stratégiques de la Méditerranée à Toulon, fin septembre, organisées par la FMES.

Les temps de l’incertitude

« Nous sommes dans un grand moment d’incertitude. » Une incertitude sur la guerre en Ukraine, sur l’unité européenne, sur l’économie mondiale, sur les rapports de force entre grandes puissances, sur le positionnement des pays du Sud.

Le scénario le moins crédible en Ukraine gagne du terrain

Le scenario le moins crédible en février, la victoire de l’Ukraine, n’est plus impossible. Si l’Ukraine n’a pas gagné la guerre. La Russie l’a, elle, en quelque sorte déjà perdue, comme l’a dit le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères Josep Borrell. Mais il demeure une incertitude majeure : le président russe Vladimir Poutine peut-il accepter une défaite ? Il y a un risque non négligeable pour l’Europe, comme on le voit aujourd’hui, d’une escalade incontrôlable sur le territoire européen avec la mobilisation générale, la menace nucléaire, ou le sabotage comme sur le gazoduc Nord Stream reliant l’Allemagne à la Russie en septembre.

L’incroyable unité européenne testée cet hiver

« Il y a aussi une incertitude sur l’unité européenne. Ce qui s’est passé depuis février est incroyable. Nous avons assisté à une incroyable unité, unique dans l’histoire de l’Union européenne, avec plusieurs paquets de sanctions, trois milliards d’euros pour financer des armements, 19 milliards en tout en comptant l’aide financière. Le président russe [Vladimir] Poutine pensait que l’Union européenne n’oserait pas : les Européens n’oseraient livrer de l’armement, n’oseraient pas se dégager de l’emprise énergétique russe. Nous avons osé ! Pourtant l’unité est une chose fragile et on voit déjà combien elle est éprouvée au sein de l’UE. L’heure de vérité arrive avec l’hiver. »

Une incertitude économique

« Trois cycles se confirment : inflation, stagflation, récession. Mais s’agit-il d’une crise conjoncturelle économique, financière ou plus structurelle du capitalisme telle qu’il existe aujourd’hui ? La maison sociale brûle, celle de la solidarité. Et nous regardons ailleurs. »

Des rapports de force qui se cherchent entre grandes puissances

« Une alliance forte semble se dessiner entre Chine et Russie (la Russie devient un continent eurasiatique). Mais cette alliance est-elle durable ? Est-il de notre intérêt d’antagoniser la Chine, en la traitant en simple rival systémique comme certains nous poussent à le faire ? Faut-il, même si la Russie nous plonge chaque jour un peu plus dans l’horreur, rompre tout dialogue avec Moscou, et laisser dériver la Russie vers l’Asie ? » Points fondamentaux. « D’autant que les élections de 2024 en Russie comme aux États-Unis, et le XXe Congrès en Chine cette année, laissent deviner des changements en profondeur… Sans qu’il soit possible de dire dans quel sens. »

Un Sud attentiste

« Nous avons été choqués de voir l’absence de soutien de pays du Sud au vote à l’ONU (avec 40 pays qui se sont opposés ou se sont abstenus), des pays maintenus parfois à bout de bras par l’UE depuis plus 50 ans » lors des résolutions de l’Assemblée générale pour condamner l’attaque de la Russie sur Ukraine, et de l’annexion de quatre oblast. « Faut-il s’en étonner ? Ceci n’est pas leur guerre disent-ils. Et ils sont plus préoccupés par les conséquences que par les causes, reprochant au passage aux Européens le colonialisme ou leur racisme. Ne faut-il pas surtout écouter au lieu d’essayer de convertir. Car malgré tout ce qui nous sépare du Sud, nous partageons encore quelque chose de fort : le multilatéralisme. Le Sud ne condamne pas le multilatéralisme. Le principe de « une nation, une voix » est pour lui le seul moyen de se faire entendre. »

Une formidable opportunité pour l’Europe

Ce temps d’incertitude, de remise en cause des concepts de démocratie, de souveraineté, de capitalisme, de multilatéralisme est une aussi une « formidable opportunité » pour l’Europe « de se rénover ». Une opportunité « d’être moins naïf, plus autonome, plus clair dans les valeurs que nous défendons et plus efficaces dans notre détermination à ne pas être le terrain de jeux des grandes puissances ».

Les débuts de l’Europe dans la géopolitique

Sortir de la logique du chèque

« L’Europe est à ses débuts de la géopolitisation. Jusqu’à présent, elle faisait surtout de l’aide humanitaire et du développement. Il lui faut faire un tournant complet. Il y a tout un travail au niveau des institutions européennes pour sortir d’une logique du chèque et aller vers la logique du rapport de force.  L’Europe doit sortir du brouillard de la paix. Car nous sommes en guerre économique, financière, commerciale, militaire, systémique. »

Réduire les vulnérabilités

« Il nous faut réduire nos vulnérabilités, nos dépendances dans tous les secteurs clés, sensibles. Pas seulement sur le militaire, mais aussi sur les secteurs critiques : espace, énergie, digital, transport, santé. Nous devons développer une culture commune — comme avec la boussole stratégique », le livre blanc de spa sécurité et défense de l’Union européenne adopté en mars 2022. « Car ce sont autant de catalyseurs pour un alignement de nos politiques, de nos valeurs et de nos intérêts. Il est très important d’avoir un narratif : sans narratif pas de vision politique et sans vision politique pas de futur. »

Se doter d’outils de souveraineté

Ne pas être naïf, réduire les dépendances, « cela ne veut pas dire une Europe Forteresse ou du protectionnisme ». Plutôt, cela signifie « agir collectivement chaque fois que c’est possible et de façon autonome chaque fois que nécessaire. » Et avoir les outils pour cela. L’Europe a commencé le travail avec le « contrôle des investissements de l’étranger sur le territoire européen, la possibilité d’adopter des mesures anti-coercition, de nouvelles politiques industrielles (matières rares, matières premières critiques) ou la protection marché intérieur (surveillance des chaines d’approvisionnement, réserves stratégiques, réaffectation d’urgence des capacités de production), etc. »

La nouvelle bataille du lithium

Un exemple phare ! « Le lithium sera bientôt plus important que le gaz. Le problème est qu’un seul pays (la Chine) maîtrise quasiment tout le marché. Or, nous devons éviter une situation de dépendance comme actuellement sur le gaz ou le pétrole ». Un travail est en cours au niveau européen avec « des accords à ratifier avec le Chili, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, ceux à ‘avancer’ avec l’Australie et l’Inde. »

L’ADN européen : le multilatéralisme

« Il faut s’appuyer sur notre ADN : le multilatéralisme. C’est le cœur des valeurs de l’UE, avec le respect de la souveraineté territoriale, de la règle de droit, des droits humains, de la séparation des pouvoirs. […] Mais le multilatéralisme actuel a vécu. Le Conseil de sécurité des Nations unies ne représente plus l’équilibre global des puissances, les objectifs de développement (SDG) sont non efficaces, [laissant la place] au mini-latéralisme (G7, G20). À nous de rénover ce multilatéralisme, de mettre en place un système politique réformé qui régira demain les relations internationales. »

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde, à Toulon)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).