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[Analyse] Le QatarGate au Parlement européen : un séisme qui révèle des défaillances

(B2) Une vice-présidente du Parlement européen incarcérée. Ainsi qu’un ancien président de la commission des droits de l’Homme. Un eurodéputé et plusieurs autres assistants parlementaires perquisitionnés, un syndicaliste de renom impliquéEn pleine Coupe de monde de football, la révélation que le Qatar a fait passer des valises de billets à des responsables européens pour influencer l’avis européen pose de nombreuses questions.

Une des mises en cause, la vice-présidente du Parlement européen Eva Kaili rencontre le ministre du travail qatari Ali Bin Samikh Al Marri à Doha (photo : MOFA Qatar)

Une surprise totale

La procédure déclenchée par la police fédérale belge et le parquet financier contre plusieurs eurodéputés et assistants parlementaires a été une réelle surprise (lire : [Actualité] Arrestations à Bruxelles pour corruption au Parlement européen. Le Qatar en ligne de mire). Personne ne semblait au courant au sein de l’institution parlementaire, ni même dans la bulle européenne. Autant dire que les révélations des belges Le Soir et Knack, suivies très rapidement de la confirmation du parquet fédéral, suscitent l’émoi depuis quelques jours.

Des failles dans le fonctionnement parlementaire

Le fait que certains aient monnayé leur soutien avec une somme d’argent laisse planer plus qu’un malaise sur l’institution parlementaire. Elle sème d’autant plus la consternation que certaines des personnes impliquées directement (Pier Antonio Panzeri) ou indirectement (Marc Tarabella) jouissaient d’une excellente réputation de personnes très engagées sur l’Europe et les droits de l’Homme. Elle pose aussi nombre de questions sur les failles au sein de l’institution parlementaire, très soucieuse du respect de l’État de droit.

Un véritable séisme

Le Parlement européen se trouve confronté pour la première fois de son histoire face à une crise majeure, équivalente (toutes proportions gardées) à celle qu’avait subi la Commission européenne au moment de l’affaire Cresson à la fin des années 1990. Affaire qui avait entraîné la chute de la Commission Santer, et entraîné un net affaiblissement durant des années de l’exécutif européen… au profit des États membres.

Un lobbying ravageur

Ce qui n’est pas une surprise, en revanche, c’est l’intense lobbying mené par le Qatar. Si certains s’étaient exprimé très vite lors du vote de la résolution la dernière plénière (l’eurodéputée de la gauche Manon Aubry notamment ou celui de Renaissance, Pierre Karleskind), ils n’étaient pas légion à l’époque. Les langues commencent à se délier, aujourd’hui. Un peu tard. Le mal est fait. La Commission européenne semble aussi très perméable au lobbying efficace du Qatar (1).

Le Qatar, le Maroc et les autres

Doha n’est pas le seul pays à mener un tel lobbying. Régulièrement, les échos se font de la pression de plusieurs pays, sensibles aux prises de position du Parlement européen. Un paradoxe certainement. Mais à l’extérieur de l’Union européenne, les prises de position du Parlement européen sont surveillées de près, comme du lait sur le feu, par les chancelleries étrangères. Ce n’est pas un secret que des pays comme le Maroc, la Turquie ou les républiques d’Asie centrale — le Kazakhstan en tête… (lire : Les drôles de pratiques d’un Etat d’Asie centrale à Bruxelles) comme l’Azerbaïdjan — mènent un lobbying très actif pour défendre leurs intérêts et sont parfois à la limite de la légalité (2).

Des faits dénoncés par l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann (Place Publique / S&D) dans un entretien à B2 en mars dernier : « Si la Russie a mené les ingérences de manière la plus brutale et systématique, derrière il y a en a d’autres. Je pense au Qatar. C’est un autre problème fondamental d’avoir à ce point laissé le Qatar faire un marché dans la classe politique. Il y a aussi la Turquie, l’Azerbaïdjan » (lire : Ingérences étrangères. Russie, Chine, Qatar… L’Europe n’a qu’à bien se préparer (R. Glucksmann)).

Chine, Russie et USA

Les pressions de la Chine et la Russie, utilisant toutes les méthodes, y compris l’espionnage et l’entrisme, ont été bien décrites récemment (lire : Le Parlement européen ferme ses portes aux lobbys russes). Mais même des pays dit « amis », comme les États-Unis font entendre puissamment leurs voix, convoquant presque les eurodéputés, en cas de mise en danger de ce qu’ils considèrent leurs intérêts (lire : Les États-Unis déclenchent une opération de lobbying pour miner le Fonds européen de défense).

Une révolution à produire au sein du Parlement

Si on discute avec des députés individuellement, certains relatent régulièrement ce type de pression, d’autres les taisent, gênés ou peu soucieux de s’épancher sur ce qui constitue leur vie ordinaire. Cette réalité, le Parlement européen doit désormais la prendre à bras le corps. Il pourrait, par exemple, créer un office anti-lobby permettant à ses députés de dénoncer toutes ces tentatives. Regrouper ces pressions multiples dans des rapports rendus publics, régulièrement, au besoin par communication de presse, serait un premier moyen pour tenter de diminuer la pression (3).

Convoquer les ambassadeurs des pays faisant trop pression

Au besoin, la présidence du Parlement européen, et les autorités européennes, pourraient aussi utiliser tous leurs pouvoirs — comme le ferait n’importe quelle assemblée ou État objet d’une tentative d’infiltration. Des lettres pourraient être adressées aux impétrants, voire rendues publiques. Rien n’interdit non plus de convoquer les ambassadeurs qui œuvrent de façon cachée, voire en monnayant leurs services. De façon conjoncturelle, en toute logique, l’ambassadeur du Qatar auprès de l’UE devrait quitter son poste, ou son rappel être demandé aux autorités de Doha.

L’importance du Parlement européen

Cette affaire révèle aussi un point fondamental. Les résolutions que vote et débat l’assemblée parlementaire, dans un silence parfois assourdissant, ont une importance que nombre de médias ignorent ou sous-estiment. C’est un point que j’ai pu vérifié régulièrement, avec tous les journalistes de B2. Dès qu’on est en contact avec un diplomate hors de l’Union européenne, il se préoccupe de façon très importante de la position du Parlement européen qui a une énorme résonance au-delà des frontières (lire : [Décryptage] Les résolutions d’urgence du Parlement européen, une voix diplomatique off qui dérange).

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. Quand vous lisez attentivement le débat sur la résolution, on peut s’apercevoir que la position prise par les socio-démocrates — certes il y a des problèmes au Qatar, mais celui-ci a fait d’énormes progrès — a été celle, mot pour mot, de la Commission européenne. La commissaire européenne (pour la Santé), la Chypriote Stella Kyriakides (PPE), intervenue sur le sujet — au nom de la Commission — a été plus que prolixe pour louer les mérites du Qatar. Et les rencontres sont nombreuses entre les différents responsables du Qatar et le vice-président de la Commission, Margaritis Schinas (ND/PPE).
  2. Lobbying finalement toléré car l’Europe a besoin plus que jamais du Qatar ou du Kazakstan, pays fournisseurs de matières premières (gaz, pétrole, etc.).
  3. Certains évoquent une autorité indépendante chargée de suivre les délits financiers. Cet organe existe : l’OLAF, l’office de lutte anti-fraude, créé en 1999, après l’affaire Santer.

Lire aussi :

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

4 réflexions sur “[Analyse] Le QatarGate au Parlement européen : un séisme qui révèle des défaillances

  • Cela étant, il faut recadrer un peu: 1/ce n’est pas LA vice-présidente, mais UNE des 14 qui est en cause, avec un rôle politique propre quasi nul; 2 /il faut plus que 4 députés pour avoir un vrai impact, à la limite, il faudrait acheter 351 députés; à la limite, c’est le Qatar qui se fait escroquer!; 3/ le Parlement a des pouvoirs marginaux en matière d’affaires étrangères, le vrai patron, c’est le Conseil; 4/ si la justice belge a détecté l’affaire, c’est sans doute sur dénonciation, le Parlement est un village où tout le monde surveille tout le monde; 5/ c’est l’occasion de s’apercevoir que si le secteur privé est de plus en plus encadré par le registre de transparence de l’UE, les États tiers sont en revanche laissés libres de faire pression en toute impunité, ouvertement ou sous couvert de faux journalistes et de faux étudiants…

    • Pas tout à fait d’accord avec votre interprétation. Les faits et gestes du Parlement européen (déplacements, résolutions) — parfois inaudibles à l’intérieur de l’UE — sont suivis attentivement à l’extérieur de l’UE car ils reflètent une opinion. Et pour bouger un texte, tout est bon, la conviction politique, le lobbying ou davantage. Un ou deux bons députés bien placés permettent parfois d’infléchir un texte ou d’allumer un parefeu.

  • Un Maroc-Gate se cache aussi sous le Qatar et ses influences (et est plus ancien encore et plus massif), tout aussi les Emirates Unis, mais chut! vaut mieux garder silence et préserver un minimum de démocratie et d’intégrité, autant se consacrer sur les ennemis traditionnels de l’OTAN, la Russie et la Chine. Déplorable Europe qui ne fait que creuser sa tombe.

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