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[Editorial] La Suisse : le beurre, l’argent du beurre et la comtesse en prime

(B2) La Suisse développe une industrie de l’armement à l’export, veut se rapprocher de l’OTAN mais interdit toute réexportation d’armes vers l’Ukraine. Au nom de sa neutralité. Les Européens devront en tirer des conséquences. Acheter à l’industrie suisse est aujourd’hui risqué pour l’autonomie stratégique. Il faudra s’en passer. Suspendre aussi l’arrangement avec l’agence européenne de défense est une option à étudier.

Le cyber, un des domaines où la Suisse voudrait se rapprocher de l’OTAN (Photo : Armée suisse – prise de commandement du bataillon cyber 42 – Archives B2)

Que veut la Suisse ? Berne entend se rapprocher de l’OTAN comme de l’Union européenne. C’est une volonté exprimée clairement dans un document publié par la Confédération en septembre dernier. La Suisse qui participe déjà à la plateforme d’interopérabilité de l’OTAN espère aussi obtenir le statut de partenaire privilégié, dit « nouvelles opportunités » (alias EOP), réservé à quelques happy few (Australie, Géorgie, Ukraine). La ministre suisse de la Défense, Viola Amherd, était mercredi au siège de l’OTAN pour tenter de convaincre ses interlocuteurs. Sans vraiment réussir.

La neutralité suisse, un problème ? À priori non, du moins selon l’OTAN. Le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, l’a dit expressément mercredi : « la neutralité » helvétique n’est « nullement un obstacle à leur collaboration ».

Ce qui bloque ? Berne refuse toujours de voir les équipements et matériels qu’elle a vendus aux autres pays européens — par exemple les véhicules cédés au Danemark ou les munitions pour le Guépard allemand — réexportés vers l’Ukraine pour le besoin des forces ukrainiennes engagées pour défendre leur territoire face à la Russie. C’est la loi sur le matériel de guerre qui interdit l’exportation d’armements suisses vers des pays en guerre civile ou en conflit armé avec un autre État. Le gouvernement suisse a bien tenté d’assouplir la loi. Rien n’y a fait : le parlement suisse a refusé, tout récemment encore (le 8 mars).

Commentaire : l’hypocrisie suisse faite Reine

Les Européens doivent dire leur fait aux Suisses : on ne peut pas se proclamer neutre, user de cette neutralité quand cela arrange, la recouvrir d’un mouchoir les autres moments, et manquer à la solidarité minimale ensuite.

Se rapprocher de l’Alliance, c’est renoncer à la neutralité

S’intégrer davantage dans l’Alliance atlantique, c’est choisir aujourd’hui clairement son camp. C’est-à-dire assumer de ne plus être neutre. L’OTAN n’est plus du tout l’organisation des années 2000 avec des relations sinon cordiales avec la Russie, du moins animée d’un certain esprit de coopération. Alliés et occidentaux sont aujourd’hui engagés fortement dans un soutien militaire massif à l’Ukraine, considérant la Russie non seulement comme un adversaire, mais comme un ennemi qu’il faut “neutraliser”. On peut parler donc de guerre, par proxy interposé.

Vendre à l’export, c’est prendre le risque

Du côté de l’industrie de l’armement, on nage en pleine hypocrisie. On ne peut pas exporter des munitions, un des points principaux productions nationales, et en interdire leur utilisation. Les seules exportations suisses ont représenté en 2022 près d’un milliard CHF (idem en €). Un chiffre en hausse de 212 millions par rapport à 2021. Des exportations orientées en grande partie vers les pays de l’Alliance (Allemagne, Danemark, Allemagne, etc.), mais aussi vers deux pays qui ne sont pas vraiment des modèles démocratiques : le Qatar (1ère destination à l’export) et l’Arabie saoudite (4e position). Exporter des armements létaux vers l’Arabie saoudite en guerre au Yémen est donc possible, mais pas la réexportation des armements européens vers l’Ukraine ?

La meilleure des solutions pour les Européens : ne plus acheter suisse

Les Européens devront en tirer des leçons pour demain. Premièrement, il est très risqué en terme d’autonomie stratégique européenne de s’équiper auprès de fabricants suisses. Il est plus sûr de se passer d’acheter aux entreprises suisses à l’avenir.

Deuxièmement, il faudra revoir sans doute l’arrangement administratif qu’a la Suisse avec l’agence européenne de défense. Ou au moins le suspendre. Il n’est pas souhaitable que la Suisse puisse jouer sur les deux tableaux : participer à l’effort européen, bénéficier de ses efforts d’innovation, mais ne pas assurer la solidarité minimale ensuite.

(Nicolas Gros-Verheyde)

NB : B2 a cherché à avoir la position de la ministre de la Défense après la réunion à l’OTAN. L’accès à la mission suisse où se tenait la conférence de presse a été refusé. « Interdit aux correspondants européens », dixit le service de presse de l’ambassade.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).