Analyse BlogDiplomatie UE

[Analyse] Le Global South se détache peu à peu. L’Europe déstabilisée ?

(B2) L’Europe est-elle en train de perdre la main ? A-t-elle encore un rôle à jouer, notamment en Afrique ou au Moyen-Orient ? Pourquoi une partie du Sud se détache ?

© NGV / B2

Plusieurs pays dans le monde semblent préférer les Russes ou Chinois. L’Europe s’en étonne, s’en offusque, accusant l’entrisme des mercenaires de Wagner ou le cynisme chinois. Mais faut-il en être surpris ? Ce détachement de l’Europe d’une bonne partie des pays africains ou asiatiques trouve sans doute des racines dans l’histoire des non alignés (cf. encadré). Il s’explique par des raisons structurelles. Mais il tient aussi en bonne partie à la politique européenne, balançant entre repli sur soi, tentation du vide et double standard.

Des causes structurelles

La montée en puissance économique et démographique, de la Chine comme de plusieurs puissances régionales, aboutit mécaniquement à une moindre influence européenne (et même occidentale).

Il existe dans des pays du Sud une dynamique que les Européens n’ont pas voulu prendre en compte. Disposant d’une élite formée, d’une force économique humaine, et souvent de ressources notables (pétrole, gaz, minerais, matériaux rares), ils ne sont pas hostiles en soi, mais considèrent que leurs intérêts passent par la diversification des alliances, à la fois pour affirmer une certaine autonomie et se protéger de toute velléité d’intervention. La case Europe n’est plus le passage obligé de leur coopération internationale.

L’effacement lent et inéluctable de l’Europe tient aussi à une inflexion de la politique européenne. L’Europe a délaissé sa position de médiateur ou négociateur dans plusieurs conflits : Syrie, Israël-Palestine, Arabie Saoudite-Yémen, Libye, Soudan, Afghanistan, Soudan… Et en dernier lieu l’Ukraine. Les Émirats arabes unis, le Qatar, voire la Turquie et la Chine se sont engouffrés dans cette brèche. La réconciliation inédite entre les deux frères ennemis du Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et l’Iran, sous l’égide de la Chine, est un signe notable.

Plusieurs erreurs notables

L’Europe a multiplié les erreurs ces dernières années.

L’intervention en Libye, en 2011, a laissé une trace ineffable (surtout en Afrique). C’est la résurgence d’une volonté colonialiste qu’on disait passée, d’aboutir à un changement de pouvoir par la force. Elle est d’autant plus forte en Afrique que la Libye, même autoritaire, aidait nombre de pays africains et que l’Europe a effacé cet épisode de se mémoire collective, refusant de se livrer à un « retour d’expérience ».

L’enfermement européen, refusant les flux migratoires, à partir de la crise migratoire de 2015, a été perçu par une bonne part du continent comme un refus de l’Europe d’assumer la part de la solidarité qu’elle demande à l’Afrique. Le tournant anti-migrations pris dans toute l’Europe depuis 2020, comme à l’inverse l’accueil massif des Ukrainiens confirment ce sentiment d’une position qui confine au racisme.

L’intervention française au Mali, demandée au départ par les Maliens, s’est transformée en une vaste opération anti-terroriste aux contours flous (1). Prolongée au-delà du strict nécessaire, elle a peu à peu été perçue comme une ingérence étrangère. Les propos français, et européens, pour la junte civilo-militaire au pouvoir ont rajouté à l’ire nationale (lire aussi : Libye, Mali, Algérie… les fâcheries s’accumulent. Barkhane s’enrhume). Bamako, soutenu par Moscou, a fini par obtenir le départ sans délai de l’opération Barkhane et de son avatar européen, la task force Takuba (2). Dans ce qui ressemble à une déroute politique qui laissera des traces.

Un double standard mal perçu

La volonté européenne de promouvoir ses valeurs se heurte aujourd’hui à la realpolitik. Ce qui produit un déséquilibre flagrant. Silence quasi complet sur les violations des droits de l’Homme dans les monarchies du Golfe (3) ou en Égypte, mansuétude sur le coup d’état au Tchad, faible dénonciation des violences israéliennes sur les palestiniens, etc. Mais les coups d’État au Mali ou au Burkina Faso sont en revanche dénoncés clairement. Vu du côté du Sud, ces positions sont incompréhensibles (4).

Même en Afrique centrale, où l’Europe a souvent été présente, sa lenteur et timidité à condamner l’action du Rwanda à l’Est du Congo n’est pas passée inaperçue. Dans ce pays pourtant classé dans un camp occidental, cette faiblesse est mise en regard avec la vigueur européenne pour dénoncer d’autres agressions, notamment de la Russie et l’Ukraine. Les échanges entre un Félix Tshisekedi et un Emmanuel Macron, le 4 mars dernier, pour avoir été sans doute surjoués (lire : Carnet 07.03.2023) , tiennent aussi d’une réalité existante dont il faudrait prendre conscience.

La politique de sanctions européenne, justifiable par certains points de vue en Europe, passe de plus en plus mal dans les pays du Sud. Elle est perçue comme la persistance de son arrogance et de la volonté d’imposer ses valeurs, de façon très orientée : aucune sanction sur Israël, l’Arabie saoudite, la Turquie, la Chine… Selon le bon vieux principe qu’il faut mieux être puissant que faible.

Le soutien massif, militaire et financier, apporté à l’Ukraine, sans aucune contrepartie, ni contrôle, n’a pas vraiment été compris, notamment en Afrique. Il souligne que si l’Europe veut, elle peut. Mais uniquement face à des « blancs, chrétiens » (5).

(Nicolas Gros-Verheyde)

Le retour des non alignés. On assiste ainsi à la résurgence d'un bloc des Non alignés des années 1960-70. Même s'il n'en a pas la morphologie idéologique, spécifique à la guerre froide, il en partage certains atouts. L'attitude aux Nations unies en est un signe. Malgré tous les efforts européens, le rapport de forces n'a pas vraiment évolué en un an de guerre. Un bon quart des pays préférant s'abstenir ou s'absenter, un quart représentant tout de même plus de la moitié de la population mondiale (lire : [Actualité] L’assemblée générale de l’ONU vote pour la paix pour l’Ukraine. Le Sud s’abstient). Une position qui n'a rien d'extraordinaire si on regarde des votes sur d'autres sujets. [Analyse] Au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique se détache de l’Europe

A suivre sur B2 Pro : le lent effacement européen de la négociation mondiale

  1. La justification d’un risque terroriste malien par contamination pour l’Europe apparaissait assez « élastique » et jamais réellement prouvée.
  2. Lire aussi Dossier N°84. Takuba. Une nouvelle force européenne se met en place au Sahel, à visée anti-terroriste (v4)
  3. L’affaire du Qatargate a un effet désastreux. Elle prouve que les valeurs européennes cèdent facilement devant le poids de l’argent. Tout le discours européen sur la lutte anti-corruption nécessaire est ainsi amoindri.
  4. Un point de vue très courant dans les élites politico-militaires à Kinshasa. J’en ai été le témoin. Donnant un cours, en juin 2022, sur l’Union Européenne devant le collège de défense (une quarantaine d’officiers généraux), la plupart des questions portaient sur cette “différenciation”.
  5. Phrase entendue en Afrique

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).