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[Analyse] Le sommet de tous les dangers

(B2) Le Conseil européen jeudi et vendredi prochain (14-15) décembre s’annonce comme une réunion cruciale pour les 27 sur tous les plans. Seront-ils capables de surmonter leurs divisions ? De sortir par le haut de leurs réticences croisées ? L’enjeu est notable.

Au sommet UE-Amérique latine, les sourires et applaudissements sont de sortie… pour la photo de famille (Photo : Conseil de l’UE)

Un sommet à grand risque

De la division à l’Union, un rite bien précis

Les rencontres au sommet ne sont jamais un grand moment de convivialité unie. Malgré les apparences, les sourires et les accolades. Elles sont plutôt le lieu où les Chefs se confrontent. Ces batailles sont parfois homériques. Leurs idées, leurs intérêts divergent bien souvent avant la réunion. C’est le jeu et même le rite habituel. Cette rencontre étant souvent le moment de resserrer les rangs et définir quelques orientations communes. Le mot division est ainsi souvent concomitant à celui de sommet comme celui d’unité. La réunion de jeudi n’est donc pas exceptionnelle sur ce point.

Un lot de dossiers non réglés

Ce qui semble exceptionnel aujourd’hui, ce n’est donc pas tant l’absence de consensus avant la réunion au sommet, c’est le nombre de dossiers, de première importance, sur lequel les 27 ne sont pas d’accord, de façon profonde et ouverte. Sur l’avenir de l’Europe, ses règles intérieures, son budget, son rôle dans le monde, derrière les mots généreux et souvent creux, les Chefs n’ont plus d’affectio societatis. Les Européens ne sont d’accord sur rien ni au plan extérieur ni au plan intérieur.

Le soutien à l’Ukraine ne recueille plus le consensus

Au niveau extérieur, ils n’arrivent plus ainsi à s’accorder sur le nécessaire soutien militaire à l’Ukraine. Ce point était depuis février 2022 un facteur de consensus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Entre ceux qui estiment que le soutien à l’Ukraine commence à coûter cher et qu’ils préfèrent dépenser en national que via l’Europe (ex. l’Allemagne) et ceux qui estiment qu’aider militairement l’Ukraine est une impasse (Hongrie, Slovaquie, Autriche), une minorité certaine s’est formée pour refuser les dernières propositions du Haut représentant. Même l’ouverture des frontières suscite une levée de bouclier des pays les plus proches (Pologne, Slovaquie, Bulgarie, etc.), pourtant la plupart ardents soutiens de Kiev.

La summa divisio d’Israël et Palestine

L’attaque du 7 octobre du Hamas en terre israélienne a causé un traumatisme, non encore cautérisé, chez les Européens. Elle a fait exploser la ligne de consensus. Au point que l’antique message européen d’une solution à deux États, de peuples vivant pacifiquement côte à côte, avec Jérusalem comme capitale des deux États, le caractère illégal des colonies, etc. semble aujourd’hui impossible à réitérer dans son entier. Pour quelques uns prompts à suivre la stratégie Netanyahu, il faut en finir avec les Palestiniens et réoccuper Gaza. Pour d’autres, la solution à deux États est la seule issue possible. Entre les deux, se meut un marais d’États membres au langage plus flou. Seule l’aide humanitaire aux Palestiniens (et encore !) semble retrouver un semblant d’accord.

Pas d’affectio societatis sur l’avenir européen

Les Européens ne sont pas d’accord sur les questions intérieures vitales. Ni sur le budget futur pour 2024-2027 (dépenser plus ou économiser plus, trouver de nouvelles ressources), ni sur le plan migrations (restreindre encore les règles d’arrivées ou permettre une voie légale limitée pour certains potentiels), ni sur les règles budgétaires (faut-il revenir à une règle plus stricte des déficits et d’endettement et quelle marge laisser aux États membres). Autant de sujets primordiaux

… ni sur les frontières futures

Quant à l’élargissement européen à l’Ukraine, il est devenu aujourd’hui un point crispant. La Hongrie a mis son veto à toute décision du Conseil européen sur ce sujet en décembre. Mais il serait vain de mettre Budapest dans un corner. Plusieurs pays se satisfont en coulisses de ce Nem hongrois de dernière minute, leur permettant d’afficher une position plus généreuse en apparence, et évite d’afficher leurs réticences tout aussi grandes. Bref les Européens ne sont plus d’accord sur le projet européen…

Le nombril du monde

Cette absence de consensus et surtout de décision est dangereuse. Le reste du monde bouge, vite et sans les Européens. La Russie a relevé la tête. La Chine est sûre de son destin de leader mondial, l’Inde s’affirme comme puissance économique. Des puissances régionales, du Brésil à la Turquie en passant par l’Arabie saoudite ou l’Afrique du Sud prennent leurs aises dans ce monde nouveau. Des pays à l’importance plus secondaire — tels le Niger, le Mali, le Burkina Faso — ont déjà jeté par dessus bord l’aide et les “recommandations” européennes, préférant d’autres alliances. D’autres n’hésitent plus à “panacher” leur aide pour ne pas dépendre que des Européens. Et ce mouvement ne semble pas prêt de s’éteindre.

Une Europe en peine de leaders

Face à cette révolution planétaire, l’Europe ne semble pas effet au rendez-vous. Plusieurs Chefs sont sur le départ et non des moindres : le Néerlandais Mark Rutte, le Polonais Mateusz Morawiecki notamment. D’autres ont de grosses difficultés internes à commencer par le principal d’entre eux, le chancelier allemand Olaf Scholz en proie à des dissensions au sein de sa coalition. Même le Français Emmanuel Macron, vers qui les regards souvent se tournent à la recherche d’une impulsion, est en minorité au Parlement et son gouvernement ne tient qu’à coups d’articles 49-3 (vote bloqué).

Une absence de prise de risques

Le président du Conseil européen, le Belge Charles Michel, ne brille pas par son opiniâtreté. Si sa perspicacité politique, son sens de la manœuvre sont bien connus, ce n’est en effet pas le courage politique qui l’étreint. Il répugne aux confrontations trop fortes et préfère souvent botter en touche, repoussant à plus tard la résolution des problèmes, nous précise un bon connaisseur de la machine européenne. D’où le nombre de dossiers qui sont “non réglés”. Quant au couple franco-allemand, il semble aux abonnés absents. Et ce n’est le fait de Paris. Du moins cette fois (lire : [Analyse] Un coup de grisou sur le couple franco-allemand aux racines plus profondes).

Une majorité rognée par les extrêmes

Enfin la campagne pour les élections européennes semble s’annoncer difficile pour la plupart des dirigeants. Les changements qui s’annoncent — faiblesse des centristes libéraux et des verts, montée attendue de l’extrême droite et des conservateurs — menacent l’équilibre politique européen interne. Ce qui ne facilite pas vraiment un engagement trop fort et des concessions.

Le précipice de l’histoire

Les Européens tout occupés par leur nombril sont-ils en train de perdre pied. Pas encore tout à fait. Mais le précipice n’est pas loin. Si chacun n’y prend pas garde. À force de petite défense des intérêts et de médiocrité, les Européens pourraient passer demain à côté de l’Histoire.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).