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[Éditorial] Europe de la défense : ne pas baisser la garde

(B2) Il ne faut pas s’y tromper. Face à des menaces qui s’aiguisent, l’impulsion donnée pour la défense européen au dernier sommet européen reste modeste, la dynamique entamée au printemps 2022 s’émousse, l’ambition reste limitée.

Des progrès ont été inclus dans les conclusions adoptées jeudi (21 mars) au soir. Un changement de braquet sûrement comme nous l’avons constaté (Lire : [Décryptage] Industrie et capacités de défense. Les Vingt-sept changent de braquet). Mais pas ce « changement de paradigme » tant vanté par les uns (Charles Michel) ou cette « révolution copernicienne » tant désirée par les autres (Emmanuel Macron).

Des avancées intéressantes

Les dirigeants européens ont avalisé en effet jeudi (21 mars) une série d’avancées en matière d’Europe de la défense : l’appel à la banque européenne d’investissement pour assouplir sa politique de prêts, la volonté d’avancer sur la réutilisation des revenus exceptionnels des avoirs gelés publics russes, un mandat donné à la Commission d’étudier toutes les options pour trouver d’autres sources de financement pour la défense, et la bénédiction donnée à la nouvelle stratégie pour l’industrie de défense proposée par Thierry Breton, etc. Des avancées auxquelles il faut ajouter la hausse du budget de la facilité européenne pour la paix de cinq milliards €, déjà engagée.

Des projets qui datent

Tous ces projets de réforme sont, en fait, sur la table depuis à peu près deux ans, depuis le sommet de Versailles qui s’est tenu en mars 2022, juste après le déclenchement de l’intervention militaire russe en Ukraine. Ils en sont l’aboutissement pour certains, une étape pour d’autres. Et pour avoir de nouvelles idées, notamment sur le financement, il faudra attendre juin prochain pour un premier rapport, encore quelques mois donc pour préciser ces idées et avoir des propositions concrètes, et sans doute encore un ou deux ans avant leur mise en place. Si tout va bien ! Car l’année 2024 est déjà « gelée », les Européens étant en campagne électorale et les institutions européennes en plein renouvellement.

Une révolution à demi-copernicienne

Affirmer « le principe que les Européens ont besoin de produire davantage et de bâtir une industrie de défense qui permette de (se) fournir (eux-mêmes) », est certes « une petite révolution copernicienne » si on reprend les mots d’Emmanuel Macron, à l’issue du sommet le 22 mars. Car jusqu’à présent le consensus « implicite était que les Européens (…) achetaient toujours à l’extérieur ». Mais c’est oublier la réalité géopolitique.

Un sens de l’urgence loupé

Avec une possible nouvelle offensive russe d’ici cet été, le blocage toujours latent du paquet d’aide américaine pour l’Ukraine, voire le retour de Trump au pouvoir aux USA, le résultat peut ainsi apparaitre assez faible et manque d’ambition. Le fameux « sens de l’urgence » vanté par quelques dirigeants européens est peu présent. L’impression est plutôt de revivre la seconde partie de 2021 ou début 2022, quand chacun attendait, en se disant que le pire ne va pas arriver. Les Européens retournent ainsi à leur pêché mignon : le procrastinage, la remise à plus tard des décisions délicates, le manque d’audace.

Faire face aux lacunes et à une possible défaillance américaine

Or, les défis sont intenses. Les Européens doivent tout d’abord mettre les bouchées doubles pour pallier leurs lacunes industrielles, rattraper leur “retard à l’allumage” sur la production de munitions qui a entrainé un déficit de 500.000 obus environ sur la promesse d’en fournir un million à l’Ukraine. Ils doivent aussi se préparer à assumer la défaillance – ou pire le blocage total – de leur allié américain. Attendre encore deux ans pour que les pistes ébauchées lors de ce sommet soient mises en œuvre parait hors du temps.

Garder un cap et une unité interne

Le sens de l’unité qui a été bien utile jusqu’à présent pourrait défaillir. Viktor Orban, le premier ministre hongrois, diverge régulièrement de l’intérêt général. Son voisin slovaque le suit à mi-mot. Le consensus fort sur le soutien à l’Ukraine de 2022 n’est plus tout à fait présent parmi les 27. La montée en puissance d’une droite nationale (RN en France, FPÖ en Autriche, AFD et consorts en Allemagne) moins dure sur la Russie, voire conciliante, ne laisse pas augurer une discussion aussi aisée à l’avenir. Enfin, il n’est pas sûr que le futur quintet de direction européenne soit aussi déterminé et harmonieux, du moins sur la défense, que l’actuel (1).

Garder le rythme et l’audace

Les risques sont multiples. L’agressivité russe n’est pas le seul défi des Européens. Le retour des menaces maritimes ou de conflits localisés en Afrique ou au Moyen-Orient est bien présent. Sans compter un possible retour du terrorisme. Baisser la garde, affaiblir le rythme est donc très risqué. La rapidité de décision doit s’imposer. Quitte à innover et sortir des carcans habituels. Les Européens doivent retrouver le dynamisme, l’audace et l’ambition qui les avait caractérisés, au printemps 2022.

(Nicolas Gros-Verheyde)


Une task-force spéciale défense

Aucun dispositif n’a été mis en place pour pallier le vide institutionnel durant la période électorale (un Parlement européen en vacances durant trois mois). Aucune solution n’a non plus été proposée pour résoudre la fragmentation du pouvoir qui existe bien entre les différentes institutions sur les questions de défense : Commission européenne, Haut représentant, Parlement (pour la partie législative), Conseil des ministres, Conseil européen, etc.

Sans changer un iota des traités, une task-force spéciale pourrait facilement être mise en place sous l’autorité conjointe des trois principaux concernés (Conseil européen, Commission européenne, Haut représentant), avec l’aide des experts militaires de l’état-major de l’UE et experts capacitaires de l’agence européenne de défense. À l’image de ce qui s’est fait au début de la crise.


  1. Il y a entre l’Allemande Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne, l’Espagnol Josep Borrell chef de la diplomatie et défense européenne, le Français Thierry Breton en charge du marché intérieur et de l’industrie de défense, le Belge Charles Michel du côté du Conseil européen et la Maltaise Roberta Metsola, une sorte de quintet assez cohérent, convergent pour avancer, proposer, décider sur la partie défense et le soutien à l’Ukraine. Assez exceptionnel à signaler. Car sur le reste, tout les divises, les caractères, les appartenances politiques jusqu’à des egos qui se frottent de temps à autre en public.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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