[Analyse] Défense commune européenne. Le (grand) raté de l’Ukraine (v2)
(B2) Impliqués dans le soutien à l'Ukraine, les Européens n'ont pas réussi à transformer l'essai pour avancer dans leur défense commune. Aujourd'hui, face à un Trump offensif et disruptif, ils se trouvent désarmés avec comme seule perspective : dépenser plus. Un leurre.
Toutes les conditions étaient pourtant réunies ces dernières années pour franchir un cap (cf. encadré). Les 27 chefs d'État et de gouvernement (+ le Royaume-Uni), réunis en conclave, lundi 3 février à Bruxelles (lire : [Avant-Première] Ce dont les 27 vont discuter lors de la « Retraite défense »), vont tenter de rattraper le temps perdu. Il est temps ! Article en pdf FR / ENG
Un élan perdu
Soutien massif et inattendu
En février 2022, l'intervention militaire massive russe en Ukraine est un choc politique et sécuritaire pour les Européens. Elle suscite une mobilisation importante. Sur tous les plans : civil (énergétique, réfugiés, aide humanitaire, etc.), politique (ouverture des négociations d'adhésion) et militaire. De façon unie et surprenante pour des Européens, souvent prompts à procrastiner ou à se diviser, la réaction est rapide et concrète. Marquée d'un certain pragmatisme et d'un net sens politique pour soutenir l'Ukraine face à la Russie. Lire : [Dossier 92] OTAN et UE face à l'intervention militaire en Ukraine.
Mobilisation des instruments
L'Europe, civile, se met en ordre de bataille, militaire. Les instruments existants (voisinage, énergie, protection civile, facilité européenne pour la paix) sont utilisés au maximum de leurs possibilités. La volonté politique est là, du côté communautaire comme du côté des États membres. Les moyens financiers sont au rendez-vous. De façon extraordinaire (1). Cette réaction importante est primordiale pour éviter l'effondrement ukrainien, prévu par les planificateurs américains et la plupart des Européens. Mais elle reste insuffisante pour permettre la victoire contre les Russes.
Une insuffisance militaire démontrée
Le conflit russo-ukrainien révèle crûment les lacunes européennes, auxquelles n'échappent même pas les pays les mieux dotés telle la France (lire : les quatre lacunes françaises). Les Européens et alliés de l'OTAN restent incapables de fournir à Kiev tous les moyens lourds qu'ils demandent, en particulier sur la défense anti-aérienne. Motifs invoqués : ne pas dégarnir leur propre défense et ne pas surenchérir dans le conflit. Les moyens arrivent donc au compte-goutte en Ukraine, incapables de protéger toutes les villes et infrastructures civiles. Même face à des besoins plus terre-à-terre — tels les drones utilisés en masse sur le champ de bataille —, les Européens sont incapables de fournir en volume. D'autres acteurs (Turquie, Taïwan...) fournissent. Les Ukrainiens prennent le relais, créant leur propre tissu industriel.
De singulières absences
Au-delà des outils immédiatement utilisables pour la guerre à l'Est, la réaction européenne, intense et rapide, n'a pas été suivie d'un saut qualitatif.
Des remèdes de grand-mère
Certes, quelques solutions ont été mises en place. Comme une certaine flexibilité des prêts de la Banque européenne d'investissement pour le secteur civilo-militaire ou un nouveau programme destiné à renforcer l'industrie européenne de défense, le bien-nommé EDIP (2). Mais ces solutions restent parcellaires et, à vrai dire, très datées. Pour certaines, elles datent de réflexions engagées dans les années 2010 ! (3). Certes, quelques idées ont été posées, débattues, telle la stratégie pour la défense. Mais tardivement, et sans aucune réflexion d'envergure opérationnelle et encore moins de sursaut politique.
Une pensée stratégique atone
D'un point de vue stratégique, l'Europe de la Défense reste ainsi dans le cadre ante-Ukraine : une juxtaposition de politiques nationales, sans esprit commun de défense. Le principe « d'une définition progressive d'une politique de défense commune » inscrit dans le Traité (TUE) à son article 24 (lire : Fiche-Mémo) reste lettre morte. Enivrés par leur effort intense pour l'Ukraine, obsédés par le (petit) problème hongrois, aveugles face à une probable arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les 27 n'osent pas franchir le pas. La pensée stratégique européenne reste limitée.
De bons mots
Depuis plusieurs mois, se multiplient pourtant les beaux discours. Défense européenne, défense commune, pilier européen de l'OTAN, etc. Ces termes sont utilisés à outrance. Le président français, Emmanuel Macron, nous a habitué à ce rituel des grands mots et des belles phrases. Il n'est pas le seul. L'Allemand Olaf Scholz ou le Polonais Donald Tusk proclament des principes. Les présidentes du Parlement européen, Roberta Metsola, comme de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lancent des slogans. Ces élans, parfois très lyriques, ne sont pas suivis d'une initiative, structurée, globale.
Des initiatives parcellaires
Aucun dirigeant européen n'a eu le courage, ni même l'idée de proposer un plan réaliste, ambitieux, en étapes séquencées et rapides, enclenchant une discussion et des décisions, permettant le passage à un cran supérieur. La leçon tirée de la guerre ukrainienne est pourtant évidente. Sans un dispositif commun alliant défense antiaérienne, couverture aérienne (avions et drones) à une capacité de réaction rapide terrestre, maritime et cyber, et sans une dissuasion nucléaire commune, il ne peut y avoir de dissuasion d'une possible agression.
Tuées dans l'œuf
Toutes ces évolutions étaient à portée de main, avec un partage de souveraineté limité : un ciel unique, un dôme de fer européen, voire un partage de la force nucléaire. Au lieu de s'intégrer pour faire un ensemble construit, dans une sorte de deal commun, elles ont immédiatement été critiquées par l'un ou l'autre ou sont mortes dans l'œuf, faute d'avoir été clairement exprimées (lire : [Actualité] Défense aérienne : Emmanuel Macron dézingue l’approche allemande sans proposer d’alternative concrète). En restant désespérément divisés en autant de forces nationales, les Européens ont affaibli leur capacité d'influence (face aux USA) et de résistance (face à la Russie).
L'illusoire hausse de la dépense
Faute de projet, les Européens se réfugient dans une seule idée, qui ressemble davantage à une fuite en avant qu'à une réalité, et foncent tête baissée dans le piège tendu par leurs voisins et compétiteurs.
Le mantra du %
Le premier leitmotiv qui revient dans la bouche de plusieurs dirigeants — tels l'Estonienne Kaja Kallas et le Polonais Donald Tusk — c'est : dépenser plus ! Le Premier ministre polonais défend ainsi un objectif de 5% (lire : [Verbatim] 5% du PIB pour la défense ? Pour Donald Tusk, l’Europe n’a tout simplement pas le choix !). Un beau chiffre tout rond qui n'a aucun sens pris isolément... sinon de répondre à une demande de Donald Trump. Pour quelques pays proches de la Russie, il peut répondre à certaines nécessités. Des pays qui bénéficient, au surplus, d'une certaine manne européenne. Mais pour les autres, ce doublement voire triplement de leur budget de défense, est irréaliste. Insoutenable économiquement et très difficile à justifier politiquement dans des budgets nationaux contraints (4).
L'illusion de la dépense
Depuis trois ans, les Européens ne sont pas restés inactifs pourtant : 10 milliards pour la France, 32 milliards pour l’Allemagne, 20 milliards pour la Pologne (83 milliards de zlotys). Tout cela a-t-il produit un effet. Pas évident. Au mieux, cela a servi à faire tourner l'industrie nationale. Au pire à acheter sur étagères aux Américains (beaucoup), aux Turcs et Sud Coréens (un peu). Dépenser davantage ne sert à rien sans dépenser mieux, sans définir l'objectif à atteindre, répartir l'effort et réorganiser les armées européennes. En bref, élaborer une nouvelle architecture de sécurité européenne moderne, de façon concertée.
Une confiance myope dans l'allié américain
Espérer que planter un chiffre phare convaincra Trump d'être plus doux..., ressemble donc à une chimère. Tant qu'on ne dépense pas américain. Les USA ne veulent pas que les Européens organisent leur défense : ils souhaitent qu'ils achètent américain. En obligeant à une hausse drastique et rapide des dépenses, ils flèchent la dépense. Les États-Unis sont sûrs d'eux, assurés, sur tous les segments, de pouvoir assumer cette montée en puissance, avec des matériels rodés et disponibles (avions, missiles, technologie, etc.).
Un aveuglement stratégique face à la Russie
De façon anachronique, les Russes partagent la même vision (que les Européens dépensent plus). Mais avec un but différent : provoquer une fragmentation européenne. Poutine utilise la même tactique que Reagan avec la guerre des missiles visant l'URSS, il veut épuiser les Européens économiquement et provoquer par réaction des changements politiques (5). Avec un mot d'ordre : ayez peur ! (6). L'invasion de l'Ukraine est un élément fondamental de cette stratégie. Le sabotage des câbles sous-marins (communications, électricité) en mer Baltique, les assassinats politiques ou les campagnes de désinformation / manipulation des médias la complètent. Un discours offensif parachève le tout, dans une gestuelle typique de la guerre froide, qui va jusqu'à la menace de l'arme nucléaire.
(Nicolas Gros-Verheyde)
Un contexte étonnement propice
Ces dernières années, particulièrement entre 2022 et 2024 (7), ont convergé de façon extraordinaire tous les critères favorables aux grandes décisions. Comme si une fée s'était penchée sur le berceau Europe.
— Premièrement, une pression extérieure importante, forçant ou permettant de prendre des décisions impensables la veille.
— Deuxièmement, un certain consensus politique parmi les États membres sur la défense. Malgré quelques anicroches, de la Hongrie en particulier mais pas seulement, l'unité était bien présente.
— Troisièmement, un cercle de dirigeants européens prompts à avancer. Dans les quatre grands pays, entre le libéral Emmanuel Macron en France, le socio-démocrate Olaf Scholz en Allemagne, le socialiste Pedro Sanchez en Espagne et la conservatrice Giorgia Meloni en Italie, règne (en théorie) une volonté pour faire avancer l'Europe.
— Quatrièmement, un quatuor européen (Commission européenne, Haut représentant, Parlement européen, Conseil de l'UE) prêt à faire les propositions les plus nécessaires.
— Cinquièmement, un robinet financier ouvert de façon quasiment ininterrompu (1).
— Enfin, une certaine bienveillance outre-Atlantique à voir les Européens gérer certains problèmes du monde. Sans oublier un certain consensus dans la population pour avancer sur ce sujet.
Malgré tout, rien ne s'est produit de notable. Comme dans plusieurs crises internationales, au lieu de regarder le monde, les Européens se regardent le nombril puis se gargarisent de fausses bonnes solutions.
- La facilité européenne pour la paix a vu son plafond de 5 milliards d'euros (prix 2018) sur sept ans (2021-2027) tripler, passant à 15,5 milliards (prix 2018). Auxquels il faut ajouter les revenus exceptionnels des avoirs gelés (1,4 milliard). Soit près de 18,5 milliards en prix réels (contre 5,7 milliards à l'origine). En deux ans, la hausse est vertigineuse.
- Programme présenté en mars 2024, doté de 500 millions d'euros par an (1,5 milliard sur la période), cet instrument n'est toujours pas adopté début 2025 et ne devrait pas être opérationnel avant la fin de 2025.
- Lire : [Décryptage] La feuille de route du sommet défense 2013 : 18 mois après quel bilan ?
- Pour la France, cela supposerait de trouver 85 milliards d'euros et pour l'Allemagne, 123 milliards d'euros ou pour l'Italie 75 milliards. Même pour atteindre l'objectif de 3%, cela supposerait de trouver entre 25 milliards et 35 milliards (à PIB constant). Estimations reposant sur le dernier rapport de l'OTAN sur les dépenses de défense.
- L'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite du FPÖ en Autriche doit interpeller. Elle s'ajoute à celle de Robert Fico en Slovaquie. Andrej Babiš est aux portes du pouvoir en Tchéquie, Călin Georgescu n'en est pas éloigné en Roumanie. Une bonne partie de l'Europe centrale vire pro-russe.
- Un motto qui est un peu l'inverse du « N'ayez pas peur » du pape Jean-Paul II lors de son investiture en octobre 1978 qui a résonné dans plusieurs pays de l'Est, notamment la Pologne, son pays d'origine, comme un appel à la résistance.
- L'année 2024 marquée par la campagne électorale et le renouvellement des institutions européennes a été une année "perdue".
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