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Allo Bruxelles bobo ! L’aide humanitaire européenne en action

(Archives B2) Famines, tremblements de terre, épidémies… la CEE est devenue au fil des ans un des premiers pourvoyeurs de fonds et coordinateur d'aide d'urgence dans le monde. Au prix d'une certaine complexité parfois, d'une relative discrétion souvent, de critiques toujours. Face à ces difficultés, la CEE entend aujourd'hui sinon changer sa politique du moins la réformer durablement et 'marquer' ainsi davantage son aide.

Dès 1976, les Communautés européennes se sont dotées d'une véritable cellule de crise opérationnelle, l'unité d'aide d'urgence. En cas de catastrophe naturelle ou similaire entrainant un danger sur la santé ou la vie des hommes, n'importe où dans le monde, l'unité peut décider des mesures d'aide qui s'imposent pour procurer aux pays en difficulté, soit une aide matérielle ou financière, soit une aide directe alimentaire.

Deux atouts : capacité opérationnelle + poids financier

Certes de nombreuses structures existent à tous les niveaux inter-gouvernementaux. Mais aucune ne s'est dotée à la fois de la capacité opérationnelle - et surtout du poids financier de la CEE. Au niveau international, l'UNDRO - l'Office du coordonnateur des Nations Unies pour les catastrophes naturelles - apparait plutôt comme un bureau centralisateur d'informations, que comme une structure pouvant coordonner directement les opérations. En France, la cellule d'urgence du Quai d'Orsay peut certes dégager des fonds et des hommes, mais reste étroitement liée à la politique gouvernementale française. A Strasbourg enfin, le Conseil de l'Europe a mis en place un 'système d'alerte des tremblements de terre supérieurs', mais qui reste limité d'une part à ce problème, d'autre part à la zone d'action du Conseil. Certes il a fait un pas, timide, dans la voie de l'aide d'urgence en coordonnant depuis le début de l'année 1992, une opération pour venir en aide aux enfants d'Albanie.

La multiplication des Mécus

Cependant le budget annuel européen pour l'aide d'urgence est souvent prévu à un montant ridiculement bas : 18,5 millions d'Ecus pour 1991 par exemple. Mais par quel miracle, l'année une fois écoulée, les calculettes européennes affichent un chiffre souvent décuplé ? Tout simplement car l'unité d'urgence dispose également du 'volet aide d'urgence' du Fonds européen du développement mis en place pour les pays ACP, soit un budget sur cinq ans de 250 MEcus (2% du budget), et d'autre part d'un financement pour 'l'aide alimentaire d'urgence' qui se distingue des autres aides alimentaires gérées par d'autres services de la CEE, par « sa distribution rapide et entièrement gratuite, même jusqu'au plus petit village d'Afrique ».

De plus, le montant inscrit au budget général — explique Gérard Molinier responsable de l'unité d'aide d'urgence —  « n'est qu'incitatif. En cas de crise grave, nous pouvons avoir des budgets plus importants. L'aide d'urgence communautaire provient alors de différents chapitres du budget de la communauté. » La règle en effet est alors de rechercher de l'argent là dans les secteurs qui en ont de disponibles. Tant pis pour ceux qui n'auraient pas pris soin de dépenser leur argent assez rapidement leur budget. Inutile de préciser que ce 'super-privilège' ne va pas sans déclencher quelques grincements de dents dans les couloirs du Breydel, au sein de l'administration européenne.

Pour ajouter à la confusion, à coté de ces aides d'urgence, existent nombre d'autres aides humanitaires, près de quinze en tout, notamment l'aide alimentaire 'courante' ou l'aide au développement… Que viennent compléter le cas échéant, des mesures spécifiques prises par la Commission 'en urgence'. Dernier cas en date, l'aide à l'ex-URSS, d'un montant total de près de 500 millions Ecus. Pas étonnant que même au sein des propres services de la Communauté européenne, on ne se retrouve pas dans ce véritable labyrinthe qui a de quoi rendre migraineux à vie plus d'un contrôleur financier.

Cette complexité est heureusement compensée par la rapidité des décisions, chose relativement rare dans toute administration. En effet, un système d'habilitations existe au niveau de la Commission. Quelques jours, voire quelques heures suffisent à débloquer une situation. Un commissaire européen peut décider in solo de toute décision portant sur un montant inférieur à 500 Ecus (ou 650.000 Ecus pour les pays ACP). « Pour les décisions d'un montant supérieur,  — explique Gérard Molinier  — nous adoptons des procédures ad hoc. Par exemple, pour l'aide à la Roumanie, en 1989, dès que les organisations partenaires nous ont adressé leurs demandes chiffrées, nous avons pris un premier train de mesures. Le 22 décembre, une première tranche d'un million d'Ecus était débloquée pour l'envoi, par avion et camion, de médicaments, matériel médical et équipes de secours. Une nouvelle tranche d'aide de 5,5 millions d'Ecus était décidée deux jours après ». Un dimanche !

Parés de cette virtuosité financière, les responsables de l'unité d'aide d'urgence sont confrontés tous les jours au casse-tête permanent de répartir, à bon escient l'aide : pour quels besoins, par quels moyens ? Tel est leur destin…

L'essentiel : connaître où sont les besoins

Tous les pays du monde touchés par une catastrophe naturelle (inondations, tremblements de terre…) ou humaine (famine, guerre, réfugiés,…) peuvent être bénéficiaires de l'aide européenne. Mais en matière de catastrophe, l'alerte est primordiale, « il faut connaitre à temps l'urgence ». Pour déterminer leur aide, les responsables de l'urgence européenne se réfèrent à toutes les informations disponibles : les 'ambassades' de la CEE sur place, les délégations quand il en existe, les systèmes d'alerte de l'UNDRO ou du HCR, les associations humanitaires et bien sûr les médias, sont mis à contribution. « Ce n'est pas toujours aussi évident. Il a fallu ainsi six mois pour que se mette en place la chaine internationale de secours pour la Corne de l'Afrique, déclenché en final par les journalistes de Visnews » se souvient Hubert Ferraton, responsable de l'information à la CEE sur ce secteur.

L'urgence médiatique décide

L'attitude des États concernés est également primordiale. « Deux tendances se font jour : soit minimiser les besoins pour ne pas provoquer une intervention ; soit au contraire l'augmenter artificiellement pour obtenir davantage ». En général, la CEE, respectant en cela le principe international de non-ingérence dans les affaires d'un État, attend leur accord, quitte à le susciter. Mais quand le gouvernement est dans une passe difficile ou que l'émotion est trop importante dans l'opinion européenne, la CEE passe outre. Ainsi pour l'aide à la Roumanie, Ceausescu n'était pas plus tôt tombé - à midi - qu'à 16 heures, la Commission avait pris la décision d'engager un programme d'aide, sans attendre même la constitution officielle du nouveau gouvernement roumain. C'est dire toute l'importance du critère primordial, souvent oublié des discours officiels, les médias. « Là comme partout, c'est la télé qui décide », résume un responsable de Caritas. L'urgence médiatique prime, sensibilise l'opinion publique pendant 24 heures et donc les politiques. Tant pis pour les urgences non médiatiques qui sont beaucoup moins soignées. bien sûr !

Une fois déterminés ces besoins et trouvé le financement de l'aide, reste à l'envoyer. La Communauté dispose pour cela de nombreux 'canaux' : une aide directe aux Etats concernés ou plus souvent indirectement via un partenaire choisi au sein de la 'famille' des Nations unies comme le UNHCR, Haut Commissariat aux Réfugiés ou des organisations non gouvernementales (ONG) Ces dernières ont compris rapidement tout l'intérêt qu'elles pouvaient avoir à collaborer avec la CEE et ont instauré des rapports étroits avec les institutions communautaires. Pratiques qui se rapprochent sensiblement d'une politique de lobbying…

Les ONG bénéficiaires de l'aide se défendent de vouloir influer sur le budget qui leur est attribué. On préfère parler de dialogue, de relations de « confiance construites au fil des années ». Mais les experts européens ne devraient pas être trop gênés pour trouver un interlocuteur compétent des ONG avec qui discuter. Chaque organisation s'est ainsi organisée pour être le plus présent possible à Bruxelles. La Ligue internationale des Croix-Rouge à Genève, et Caritas internationalis à Rome ont les premiers ressentis le besoin d'établir en permanence à Bruxelles un de leurs 'représentants' auprès de la CEE. Les ONG de développement - plus petites - se sont regroupées en comité de liaison. Plus récemment, Médecins sans frontières a ouvert un bureau à Bruxelles dans les locaux de son antenne belge. En dehors de ces différentes 'coordinations' européennes, certaines organisations nationales, allemandes pour la plupart, sont représentées personnellement ; par exemple Caritas Allemagne et la Croix Rouge allemande.

Les fonctionnaires de l'unité d'urgence peu nombreux, six seulement en temps ordinaires, le double en période de surchauffe - c'est à dire tout le temps depuis le début de la crise du Golfe en août 1990 - et débordés auraient évidemment souhaité que les ONG se regroupent et forment - pourquoi pas l'idéal ! - un seul partenaire. Car « quand la communauté internationale se mobilise, le problème n'est souvent pas l'insuffisance de moyens, c'est la coordination. » Mais il n'en a rien été. « Il faut reconnaitre que l'esprit de coordination est peu développé, il ne se fait pas de façon spontanée ou réellement efficace. »

Résultat, ce sont souvent les mêmes ONG, les plus organisées, qui se voient octroyée régulièrement la manne communautaire. De vrais abonnés. Ce point suscite de vives polémiques entre ONG. Pour l'un de ses responsables, « les fonctionnaires de la CEE disposent de fonds extrêmement importants qu'ils souhaiteraient pouvoir continuer à distribuer de façon arbitraire. Ils préfèrent donner à l'opérateur présent. Dans les heures suivants une catastrophe, ils ont distribué leurs finances aux Croix Rouge allemandes et à la multinationale MSF. Ce n'est pas acceptable. la CEE décide trop vite pour l'urgence; et pour le long terme, trop lentement. »

Pas de clientélisme

A l'unité d'aide d'urgence, on se défend de tels types de relations : « contrairement à ce qu'on peut imaginer, nous n'avons pas une politique de clientélisme. Il n'y a pas de répartition a priori par pays, par type d'ONG. Les organisations humanitaires qui bénéficient sont sélectionnées selon un ensemble de critères, notamment leur capacité à satisfaire les besoins sur place, suivant un programme précis et de manière rapide. » … « Mais il faut bien dire les choses comme elles sont. Au niveau européen il n'existe que peu d'organisations orientées vers l'urgence, c'est à dire avec une propension à agir vite et une réelle capacité d'expertise. Beaucoup d'ONG mettent du temps à définir ce qu'elles vont faire et les collègues de l'aide d'urgence ont passé leur temps à solliciter les ONG pour des projets… sans réponse ou alors pas assez rapidement. Faire appel aux riches, à un réseau d'organisations que nous connaissons bien, c'est faire appel aux organisations capables de mobiliser de gros bataillons et aller rapidement. » Et aussi de mobiliser des fonds, car la plupart du temps, sauf cas exceptionnel, c'est aux organisations privées d'avancer les fonds, souvent importants. La CEE ne remboursant que sur « pièces justificatives ». Il vaut mieux que l'organisation soit assurée d'une certaine trésorerie ou que ses banquiers lui fassent confiance.

Du coté des ONG bénéficiaires du système comme MSF, la Croix-Rouge internationale ou à Caritas, on souligne que « ce n'est pas codifié. Et il ne faut pas que cela le soit d'ailleurs. Ce serait dommage. Car quand l'Europe impose des conditions, nous pouvons ne pas être d'accord et négocier. La CEE a besoin des ONG pour distribuer l'argent et les ONG ne peuvent refuser de l'argent qui peut correspondre à des besoins. »

Rapidité de désignation des fonds et obligations

La rapidité de désignation des fonds s'accompagne surtout de certaines obligations, dignes de Courteline. L'aide doit être dépensée dans certains délais - trois mois en général. Ce qui est "souvent impossible à faire à moins de dépenser n'importe comment" explique un responsable d'organisation. Sur un budget d'aide d'urgence, on ne peut théoriquement acheter de véhicules, seulement en louer. Ce qui revient parfois aussi, sinon plus cher…

Or selon les responsables de Caritas, qui résument ici une opinion générale : « la post-urgence est un gros problème. En effet que faire de réfugiés une fois installés dans des camps de survie ? Comment réhabiliter des zones détruites par une urgence… Il y a là un concept qui manque (dans la panoplie des moyens européens). C'est toujours la même chose, cela prend du temps, c'est partout pareil, çà manque d'attrait, de spectaculaire. Bref ce n'est pas médiatique. Et quand la télé est éteinte, il n'y a plus de pression de l'opinion publique ». Donc moins d'argent à la fois de la communauté européenne et aussi des dons privés.

Une aide souterraine

L'aide de la communauté n'est pas très connue du public. Pour Hubert Ferraton, « nous demandons aux ONG partenaires de faire savoir que leurs interventions sont financées par la Communauté. Seulement pour des raisons diverses, parfois l'urgence ou d'autres raisons, le financement communautaire n'est pas connu du grand public ». Ce souci de marquer davantage l'aide de la CEE, de mieux 'vendre l'Europe' comme se plaisent à le souligner certaines documents de la CEE, et de simplifier les procédures de l'aide d'urgence se retrouve en filigrane dans le projet adopté en novembre par la Commission CEE.

L'idée d'un office européen de l'aide humanitaire n'est pas neuve. Tout à tour nommé agence, bureau puis office, elle est en l'air depuis longtemps, depuis « qu'on a conscience » que le fonctionnement actuel de l'aide d'urgence n'est pas satisfaisant.. Cette phrase revient constamment dans la bouche des responsables européens. Ce service 'idéal' prendrait ainsi en charge non seulement la coordination de l'aide mais pourrait avoir aussi des moyens logistiques.

Cette idée a aussitôt entrainé une vive inquiétude chez les ONG, celles-ci craignant en même temps que de perdre une de leurs sources sûres de financement de voir apparaître « un intervenant supplémentaire alors que les organisations humanitaires existent aujourd'hui en nombre suffisant », et au-delà des arguments de 'boutique', de confiner l'aide humanitaire au rang d'un simple outil au service de la diplomatie.

Pour Rony Brauman, président de Médecins sans frontières France, « le statut (politique) de la Communauté européenne me semble difficilement compatible avec celui d'organisation humanitaire à part entière. De plus l'action humanitaire est un véritable métier qui ne s'apprend pas en un jour, et requiert, au-delà des meilleurs volontés, des compétences précises. J'imagine mal, par exemple, la Communauté procéder au recrutement de médecins, à l'achat de matériel chirurgical… etc. »

Vers un office européen

Fruit d'une décision de la Commission de novembre 1991, mais surtout résultat d'une laborieuse négociation - on préfère parler à Bruxelles de "dialogue" - entre la CEE et les ONG, entre partisans d'une super-agence opérationnelle et ceux favorables au maintien d'un simple bureau des subventions plus richement doté et mieux organisé, l'Office européen d'aide d'urgence devrait voir le jour le 1er mars 1992. C'est-à-dire dans quelques semaines.

Sa première tâche sera - preuve s'il en était encore besoin, de la complexité du système actuel - de « repérer les champs d'activité, les passerelles juridiques jusqu'ici en place, les opérateurs agissants et de faire un bilan des structures existantes ». Bref de définir précisément le concept même d'aide d'urgence. Mieux vaut tard que jamais ! Dans un deuxième temps, des « expériences pilotes pourront être initiées, y compris des interventions directes ». Enfin la troisième étape verra la mise en place de l'office. Sa durée de vie sera limitée à sept ans… à l'issue duquel on pourra aboutir à la création d'une agence De plus périodiquement, un bilan-évaluation de son activité sera présenté à la Commission. On le voit ce chef d'œuvre digne des meilleurs orfèvres diplomatiques, a su à la fois ménager la chèvre humanitaire et le chou bruxellois…

(Nicolas Gros-Verheyde)

Publié dans une version courte dans Panorama du Médecin juillet 1992

Aide d'urgence (en quelques chifres)
en millions Ecus

Aide humanitaire
Aide en cash Aide alimentaire TOTAL
Pays tiers (prévu) Pays ACP* urgence aide d'urgence
1990 69 18,5 42 36 147
1991 143 18,5 56 203 402
1992 Prév 60 50

*68 pays d'Afrique Caraïbes Pacifique (ACP) ont signé les IVe Conventions de Lomé en 1989.

Principales opérations en 1990/1991

  • Rapatriements des travailleurs étrangers (par voie aérienne) victimes de la crise du Golfe (1990) = 50-60 millions d'Ecus
  • Aide à la Roumanie (1990) = 11-12 millions d'Ecus (aide médicale surtout)
  • Aide aux Kurdes (1991) = 105 millions d'Ecus
  • Famine en Afrique (1991) = 140 millions d'Ecus (aide alimentaire d'urgence d'un montant total de 400.000 tonnes équivalents céréales)
  • Guerre civile en Yougoslavie (1991) = au moins 13 millions d'Ecus.

Par qui transite l'aide

  • 20% Comité international de la Croix-Rouge
  • 30% Nations unies & co
  • 50% Organisations non gouvernementales.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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