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[Yougoslavie Mémoire d’un désastre] Alain Lamassoure : la diplomatie française a été nulle

(B2) Cet article fait partie d’une série entamée en 2007 pour tenter de cerner les responsabilités européennes dans le drame en ex-Yougoslavie dans les années 1990.


Une crise prévisible.

L’explosion de la Yougoslavie était un événement prévu, prévisible et annoncé par ses acteurs. La diplomatie française et, François Mitterrand, portent un poids important. Mitterrand a particulièrement méprisé et sous-estimé les acteurs dans ce conflit. C’était une réaction assez extravagante. Alors que l’homme était profondément engagé au niveau européen, en matière monétaire par exemple, il a réagi comme si on était 80 ans en arrière, en 1913, dans un réflexe d’alliance traditionnelle de la France avec la Serbie. Ce qui est dément et difficile à comprendre…

Comment avez-vous découvert le « problème » yougoslave ?

C’était en avril 1991, j’étais alors porte-parole de l’UDF, nous avons reçu une demi-douzaine de personnes représentant la Slovénie. On savait à peine à l’époque que la Slovénie existait et où elle était. Et je vois arriver une espèce de « Jésus-Christ », en costume et cravate, Alojz Peterle (aujourd’hui député européen) qui, d’une voix très douce, me dit : « Je suis le premier ministre de Slovénie. Voici mes ministres. Je fais le tour d’Europe, des gouvernements et des oppositions. Nous avons organisé un référendum qui a donné que 80% de la population veut l’indépendance. A compter du 24 juin prochain, nous la proclamerons. Nous négocions avec les ministères fédéraux à Belgrade l’indépendance, ça se passe bien avec certains Ministres (éducation…) mais avec la Défense, ça se passe mal. C’est vraisemblable qu’il y aura une guerre en Europe ». Je suis resté interloqué, on a pris note. J’ai téléphoné au Quai d’Orsay (le ministère des Affaires étrangères français). Cela n’intéressait personne. Je me suis même demandé si tout çà était vraiment sérieux. On a cependant reçu une lettre officielle des Slovènes nous remerciant de l’audience. Et… plus de nouvelles. Quelques temps plus tard, le 24 juin au matin, je me rase le matin, j’écoute les informations et j’apprends qu’il y a la guerre en Europe.

La réaction communautaire ?

La première réaction européenne a été bonne – d’autant qu’on n’avait pas de politique étrangère commune, juste une coopération politique. Nous étions allés, avec un petit groupe en août 1991, rencontrer les dirigeants des républiques yougoslaves : on a vu sous nos yeux la Yougoslavie éclater. Et la guerre se déclencher en Croatie, avec le bombardement de Vukovar. L’ambassadeur français a été scandaleusement nul ; il nous a dit : « Vous vous laissez prendre par la propagande croate, on fait brûler de vieux pneus pour faire croire que la ville brûle »… A Sarajevo, tous les partis politiques nous ont supplié de ne pas faire un référendum sur l’indépendance: « Si on l’organise, il y aura deux-tiers de Oui à l’indépendance. Mais les Serbes qui ne sont pas d’accord prendront leur armes le lendemain (et sur 201 communes sur 208, il y avait un mélange des trois communautés présentes dans tous les villages). S’il y a une guerre, ce sera terrible, on se battra dans tous les villages et les villes ».

Et puis l’Europe dérape… Le projet d’Europe politique éclate les Européens, juste au moment où Dubrovnik est encerclé, fin septembre ? 

Effectivement, s’il y a un moment  où on peut dire qu’il y a une perte de contrôle, c’est ce 30 septembre 1991. Il est incontestable que le débat sur l’Union politique a pollué le débat sur Yougoslavie.

Pourquoi êtes vous si dur avec cette négation française ?

La France a commencé par nier le droit à l’indépendance. Nous avions face à nous une population qui fait un référendum et à 80%, dit “nous voulons être indépendants”. Quelle légitimité aurions-nous à refuser ce qui n’est que l’expression du droit des peuples à disposer eux-mêmes. Jacques Delors, lui-même, était hors du coup : en juillet 1991, il disait: “les Slovènes sont fous, comment un pays de deux millions d’habitants qui n’a pas vraiment de débouché sur mer, peut avoir l’indépendance.” […] La France a estimé (ensuite) que, si éclatement il y avait, toutes les Républiques devaient avoir le droit de prendre leur indépendance – sous l’influence de Badinter, et même de Jacques Delors, qui se sont complètement “plantés“, il faut le reconnaître…

Et la division européenne ?

L’Allemagne, l’Autriche, le Vatican étaient furieux ; la Communauté européenne au Sommet de décembre 1991 arrive divisée. Cette division très forte était aussi présente au Parlement européen. Les Britanniques s’opposèrent à la proposition française d’interposition militaire (l’Allemagne n’était pas très chaude non plus d’avoir des troupes dans les Balkans), ils répondirent : c’est l’Otan ou rien. Résultat, çà a été rien. Ou plutôt, cela été le temps des « marchands de glace ». Ces quelques dizaines d’observateurs qui observaient. Puis on est entré dans un circuit de l’Onu.

Le vrai tournant politique est arrivé en 1995 avec Jacques Chirac qui a dit « On arrête ». Il est allé voir les Américains, pour leur demander d’intervenir. On a commencé à tirer sur les Serbes. Et ils ont mis les pouces. Car l’armée serbe n’était pas aussi redoutable qu’on l’a dit. On le savait bien dans les milieux militaires. Mais on ne voulait pas s’engager…

Et aujourd’hui ?

On a été nul au moment de l’éclatement de la Yougoslavie et on continue de l’être. Pourquoi ? Comme on dit que c’est de la politique extérieure, donc de l’intergouvernemental, et pas du communautaire, la Commission européenne et le Parlement européen se sentent déchargés de cette tâche. Comme l’a dit justement Clinton « it’s your back home, it isn’t mine ». […] En octobre 2006, je suis à Washington, je vois Dan Fried (sous-secrétaire État, en charge de l’Europe et de la Russie), je voulais lui faire passer le message sur la réforme constitutionnelle en France (qui a des conséquences sur la Turquie). Il me répond surtout Kosovo : « Il faut qu’on règle le Kosovo » me dit-il. Je me suis rendu compte que ce sont eux les Américains qui se rendaient compte que (l’accord de) Dayton ne marchait plus, et qu’il fallait « trouver une solution pour la Serbie et régler la question de la Bosnie qui reste entière ».

Et maintenant l’adhésion des Balkans ?

Je dis “Oui” à l’adhésion des Balkans, ensemble, en bloc ou étalé dans le temps. Mais il faut qu’ils aient réglé leurs problèmes internes avant l’adhésion, comme l’ont fait la République tchèque et la Slovaquie, et ne pas reproduire ce qu’on a fait pour Chypre. Ce n’est pas en allant dans l’Union qu’on règle les problèmes. (…) Il faut aussi expliquer aux nouveaux arrivants qu’il y a une règle non écrite quand on rentre dans l’Union, c’est qu’on ne parle plus du passé: la patrie c’est la terre de nos pères, l’Europe la terre de nos enfants. Entre un Français et un Allemand jamais on ne reparle du passé. C’est un tabou. L’histoire, on doit la laisser aux historiens. Sinon on ne peut pas bâtir l’Europe. Pour reprendre la parole de Jésus dans St Mathieu « viens, suis-moi, et laisse les morts enterrer les morts”.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Alain Lamassoure est aujourd’hui député européen. Parlementaire européen il l’avait déjà été de 1989 à 1993, avant de le redevenir à partir de 1999. Entretemps, il a été ministre délégué aux Affaires européennes (1993 – 1995, gouvernement Balladur), puis au Budget et porte-parole du Gouvernement français (1995 – 1997 gouvernement Juppé).

(entretien réalisé le 3 juillet 2007 en vis-à-vis à Strasbourg)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).