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[Éditorial] Un an de guerre en Ukraine. Un changement de paradigme pour l’Europe

(B2) Depuis un an, la guerre russe en Ukraine a déjà bouleversé la politique européenne. Une évolution qui va continuer ces prochaines années et pourrait aboutir à transformer l'Union actuelle, de façon majeure et structurelle. Quelques éléments de réflexion.

Kiev © NGV / B2
  • À l'heure où chacun se penche sur les conséquences immédiates de la guerre sur le terrain ou sur l'économie, il faut porter son regard un peu plus loin. Depuis bientôt 15 ans, B2 a choisi de centrer son oeil sur la défense et la géopolitique. Nous étions à l'époque considérés un peu avec commisération par les spécialistes de la défense (centrés sur leur nation) comme par les Européens (vissés sur les "vrais" domaines de compétence européenne). Aujourd'hui, c'est bien différent...

Une question dans tous les domaines

Le sujet « Ukraine » est systématiquement porté à l'agenda des réunions des ministres des Affaires étrangères comme des chefs d'État et de gouvernement. Mais la question est transversale. Aujourd'hui, au Conseil de l'UE, il n'y pas un seul secteur, un seul des quelques 150 groupes de travail, même les plus éloignés de la politique extérieure, qui n'ait pas la question Ukraine à son agenda. Que ce soit les télécoms (avec l'extension du roaming aux Ukrainiens), la culture (avec la question de la protection du patrimoine culturel ou des artistes en danger), l'économie et les finances (pour les questions de prêts macro-financiers) ou les transports (avec l'extension des réseaux trans-européens en Ukraine et Moldavie), tous les experts européens doivent traiter la question Ukraine qu'il s'agisse d'une action sur place ou en relation avec la guerre ou des conséquences sur le plan intérieur de celle-ci.

La défense politique européenne

La défense devient, de gré ou de force, une politique européenne mixte (à la fois communautaire et intergouvernementale). Sans un changement de ligne du Traité. Ce qui est, en soi, peu anodin dans l'histoire européenne. Même la question d'établir au niveau européen une centrale d'achats et un financement pour l'envoi de munitions en Ukraine, de façon massive, et le recomplètement des stocks de munitions, est aujourd'hui abordée de front (lire : [Confidentiel] Munitions. À la recherche d’une solution pratique et concrète d’ici fin mars ?).

Aucune question n'est plus taboue

Le principe n'est plus de s'abriter derrière une impossibilité juridique ou financière (comme dans les années 2010 où tous les arguments étaient bons pour ne pas intervenir). Le principe devient : comment faire, en contournant les obstacles existants, pour faire quand même. L'heure est au « pragmatisme » résumait récemment un ambassadeur. Avec raison. Les termes de « souveraineté européenne » ou « autonomie stratégique » qui suscitaient auparavant des batailles épiques sont acceptés. La question devient : comment applique-t-on ces termes concrètement ?

Une convergence idéologique

Même si quelques rivalités de personnes peuvent surgir, entre le Belge libéral Charles Michel le président du Conseil européen, l'Allemande chrétienne-démocrate Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, le Français libéral Thierry Breton, le commissaire européen chargé de l'Industrie et de la défense, et le socialiste espagnol Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, le « cœur » de l'Europe converge sur un point : la défense est primordiale, l'autonomie stratégique et la souveraineté européennes doivent être renforcées. Au niveau des États membres, les divergences sont plus profondes, mais cet objectif est assez partagé. Les nuances se font surtout sur la mise en pratique.

Un budget à 2%

La défense, considérée auparavant comme une "non politique" européenne, représente environ 2% du budget européen (25 milliards €) sur la période pluri-annuelle 2021-2027 selon nos calculs (1). Soit tout simplement l'objectif défini par l'OTAN pour les dépenses de ses États membres (lire : Quel objectif de dépense pour les Alliés de l’OTAN. Le débat est lancé). Et si vous ajoutez les autres tâches régaliennes (politique étrangère, élargissement, sécurité, frontières, migrations, etc.), cela représente 13% du budget européen (près de 160 milliards euros) (2).

... en croissance exponentielle

Et ce budget est en croissance. Sans grande difficulté (car quelques mois de débat à l'échelle européenne ne sont pas si importants), les 27 ont décidé en décembre de rajouter deux milliards tout de suite à la facilité européenne pour la paix, et 3,5 autres milliards potentiels (lire : [Alerte] L’augmentation du plafond approuvée). La Commission européenne a raclé les fonds de tiroir pour affecter 500 millions d'euros de plus à un nouveau fonds de défense (destiné aux acquisitions en commun, EDIRPA). Et un autre fonds (EDIP) doit voir le jour qui n'est pas encore financé. Pour le prochain cadre budgétaire 2028-2035, ces sommes ne vont pas baisser a priori, mais plutôt augmenter. Cela veut dire que les autres politiques (agricole ou régionale) seront ponctionnées. Sauf à trouver de nouvelles ressources... Ce qui est loin d'être évident.

Une Europe en transformation

Le statut de pays candidat octroyé à l'Ukraine (et la Moldavie) en un temps record ne doit pas faire illusion non plus. Même s'il s'agit d'une gestuelle très politique — montrer la solidarité européenne —, la mécanique d'élargissement de l'Union européenne a repris de façon rapide. Kiev et Chisinau, les deux capitales concernées, ont pris le problème à bras le corps. Et avec l'enthousiasme des néophytes, ils se jettent à corps perdus dans la mise en conformité de leurs législations aux normes européennes. En plein conflit, le gouvernement ukrainien et la Rada (le parlement national) adoptent donc loi sur loi. Y compris sur des sujets très éloignés du conflit (ex. sur la reconnaissance des jugements civils et commerciaux). À tel point que l'objectif fixé par le président ukrainien V. Zelensky de voir s'ouvrir les négociations d'adhésion d'ici la fin 2023 (lire : [Récit] Zelenksy à Bruxelles : un one-man show réussi ?), ou début 2024, n'est plus tout à fait utopique.

... vers une Europe à 35 ou 36 membres ?

Par ailleurs, des négociations discrètes sont en cours entre Belgrade et Pristina, visant à normaliser les relations entre les deux capitales, et donc entre les deux pays (lire : [Exclusif] Les dix points clés de l’accord de normalisation entre Belgrade et Pristina présenté aux 27). Si elles aboutissent, la voie vers l'adhésion de la Serbie n'a plus d'obstacle politique majeur. Neuf pays sont dans la salle d'attente européenne. Et certains sont bien décidés à y rentrer. L'Europe à 35-36 n'est donc plus une théorie. Mais une possibilité à laquelle les « vieux » pays européens doivent se préparer. L'Union européenne change de nature et donc de fonctionnement.

Conclusion : une Europe en transformation

Pour la deuxième fois de sa courte histoire, l'intégration européenne ne sait pas trop bien où elle va. Mais elle y va. Comme l'Europe de 2004 (après le big bang de l'élargissement à l'Est) ne ressemblait plus tout à fait à l'Europe de 1989, l'Union de 2035 ne sera donc pas tout à fait celle de 2020. Nous en faisons le pari : la transformation européenne en cours n'est ni mineure ni conjoncturelle. Toutes les politiques seront impactées demain par ces changements.

Le monde aussi évolue à grande vitesse, avec la reconstitution d'un bloc des Non Alignés (le Global South), un multilatéralisme remis en question. « On entre dans un nouveau monde » me confiait un ambassadeur récemment.

Celui ou celle qui prétend suivre les affaires européennes aujourd'hui, sans jeter un coup d'œil sur ces évolutions majeures de la défense et de la diplomatie, commet une singulière erreur. C'est comme naviguer en pleine tempête, sans sextant ou GPS et sans s'assurer de gilets de sauvetage... Conçu pour donner des clés de lecture, des outils d'information, B2 va continuer d'accompagner cette évolution. En évoluant aussi et se transformant à sa façon.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi : [Analyse] Ces dix mois qui ont changé la défense européenne. À son insu, de son plein gré

  1. Sont inclus le fonds défense, la mobilité militaire, le budget PESC (essentiellement missions PSDC) issus du budget communautaire et la facilité européenne pour la paix (avec les augmentations de plafond décidées en décembre) qui est hors budget mais alimenté par un budget obligatoire des États membres. Cela ne comprend ni l'EDIP à venir ni les dépenses pour les différentes structures militaires de l'UE (Etat-major, agence de défense, centre satellitaire etc.) qui dépasse les 80 millions € par an (soit un demi-milliard sur la période).
  2. Cela recouvre la sécurité intérieure, les frontières, la politique étrangère y compris l'élargissement, la protection civile, etc. Ne sont pas compris d'autres budgets civils mais à double usage, tels Horizon 2020 (Recherche), ITER (recherche nucléaire), ou le soutien à la communauté chypriote turque (qui dépend du budget Régions) etc.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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