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[Avant-Propos] Défense européenne. Un changement de paradigme est nécessaire (Josep Borrell)

(B2) Beaucoup a été fait déjà ces dernières années dans le sens d’un sursaut européen en matière de défense, mais il reste encore beaucoup plus à faire pour répondre aux menaces auxquelles nous sommes confrontés dans un environnement géopolitique qui se dégrade rapidement. Un bond en avant en matière de défense nécessite un changement des mentalités.

Le haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité commune, Josep Borrell, signe ainsi une préface, fort intéressante, à notre ouvrage sur la défense européenne à l’heure de la guerre en Ukraine qui parait dans quelques jours

Le retour des “vieilles” guerres conventionnelles

« En 2019, lorsque j’ai pris mes fonctions de Haut représentant, j’avais expliqué que l’Europe devait apprendre à « parler le langage de la puissance ». J’étais déjà convaincu à l’époque que la sécurité devait devenir une priorité majeure pour l’Union. Je n’imaginais cependant pas l’ampleur des menaces qui pèseraient sur l’Europe au cours des années suivantes.

« Nous assistons à la fois au retour des “vieilles” guerres conventionnelles et à l’émergence de “nouvelles” guerres hybrides caractérisées par des cyberattaques et par l’utilisation de toutes les formes d’interaction au service du rapport de force, qu’il s’agisse du commerce, des investissements, de la finance, de l’information ou encore des migrations.

Une menace existentielle pour l’Union

« À l’heure où l’implication américaine dans la défense de l’Europe devient moins certaine à terme, la guerre d’agression russe contre l’Ukraine constitue une menace existentielle pour l’Union. Si Poutine parvenait à détruire l’indépendance de l’Ukraine, il ne s’arrêterait pas là. S’il l’emportait, le signal serait désastreux quant à notre capacité à défendre ce en quoi nous croyons.

« Cette profonde détérioration de notre environnement géopolitique implique un changement de paradigme pour l’Union européenne. Notre Union s’est construite en effet jusque-là autour du marché intérieur et de l’économie. Cela a permis d’apporter la paix aux peuples européens après les deux guerres dévastatrices du XXème siècle. Mais nous avons, du coup, délégué trop longtemps notre sécurité extérieure aux États-Unis. Après la chute du mur de Berlin, nous avons même organisé ce qu’on peut qualifier de « désarmement silencieux » de l’Europe.

Un saut à la fois quantitatif et qualitatif à réaliser d’urgence

« Pour corriger le tir, nous devons maintenant réaliser d’urgence un saut à la fois quantitatif et qualitatif en matière tant de défense que d’industrie de défense. Nous avons commencé à prendre ce tournant en nous appuyant sur la Boussole stratégique adoptée il y a deux ans, le premier livre blanc sur la défense européenne endossé par les leaders de l’Union. Cette analyse partagée des menaces était associée à 80 actions concrètes assorties d’échéances précises qui continuent de guider notre action. Mais beaucoup reste à faire.

Des tabous bousculés

« Comme le souligne cet ouvrage, la guerre d’agression russe contre l’Ukraine nous a déjà poussé à bousculer des tabous, notamment en apportant pour la première fois une aide militaire à un pays en guerre.

« En 2021, nous avions créé la Facilité européenne pour la paix (FEP), un fonds intergouvernemental, pour nous permettre de fournir à nos partenaires des équipements militaires, ce qui n’était pas possible via le budget de l’UE. Nous avions commencé avec 5 milliards d’euros ; trois ans plus tard, le plafond de ce fonds s’élève désormais à 17 milliards d’euros. Bien qu’elle n’ait pas été créée à l’origine dans ce but, la Facilité a été l’épine dorsale de notre soutien militaire à l’Ukraine avec 6,1 milliards d’euros provenant de ce fonds utilisés pour inciter les États membres de l’UE à soutenir l’Ukraine. Avec ses États membres, l’UE a fourni ainsi 32 milliards d’euros de soutien militaire à l’Ukraine depuis le début de la guerre. Et ce chiffre augmente chaque jour.

« Grâce à la plus grosse mission militaire de l’histoire de l’UE, EUMAM Ukraine, lancée en novembre 2022, nous aurons notamment formé 60 000 soldats ukrainiens d’ici l’été 2024. Et d’ici la fin de l’année, nous aurons fait don de plus d’un million d’obus d’artillerie à l’Ukraine. L’industrie européenne de la défense, qui augmente constamment ses capacités de production (1.4 million d’obus par an fin 2024 et 2 millions en 2025), lui fournit en outre 400 000 obus dans le cadre de contrats commerciaux. L’initiative tchèque visant à acheter des munitions en dehors de l’UE vient s’ajouter à ces efforts.

Un effort supplémentaire nécessaire

« Cependant, dans un contexte où le soutien américain est devenu plus incertain, cela reste insuffisant. Nous devons augmenter à la fois nos capacités de production et les ressources financières consacrées au soutien de l’Ukraine. C’est pourquoi, lors du Conseil des affaires étrangères de mars, nous avons créé un nouveau fonds spécifique d’assistance à l’Ukraine au sein de la FEP, doté de 5 milliards d’euros, afin de pouvoir continuer à soutenir l’Ukraine sur le plan militaire dans la durée. J’ai également proposé au Conseil de réorienter 90 % des recettes provenant des actifs russes immobilisés vers la FEP, afin d’accroître notre capacité financière pour soutenir militairement l’Ukraine.

Assumer notre responsabilité stratégique

« Mais c’est aussi chez nous que nous devons répondre à des défis pressants. Nous devons en effet assumer désormais notre responsabilité stratégique en devenant capables de défendre l’Europe par nous-mêmes, et construire pour cela un pilier européen fort au sein de l’OTAN. Nous devons effectuer ce bond en avant dans un laps de temps très court.

« Non pas parce que nous aurions l’intention de faire la guerre, mais au contraire, pour pouvoir l’éviter en nous dotant des moyens à la fois de dissuader de manière crédible tout agresseur potentiel et de continuer à soutenir l’Ukraine au niveau indispensable pendant tout le temps nécessaire.

Pas une armée européenne, mais investir

« Cela ne signifie pas que nous serions sur le point de créer une armée européenne. La défense est et restera dans un avenir prévisible une compétence exclusive de nos États membres. Il s’agit d’abord d’investir davantage dans la défense au niveau national. En 2023, nous avons dépensé en moyenne 1,7 % de notre PIB pour la défense, ce pourcentage doit passer à plus de 2 %. Nous n’avons pas le choix si l’on considère l’ampleur des besoins tant pour soutenir l’Ukraine que pour permettre à nos États membres de reconstituer leurs stocks et d’acquérir les nouveaux équipements indispensables. Mais, surtout, il s’agit de dépenser ensemble pour combler les lacunes, éviter les doublons et accroître l’interopérabilité de nos équipements. Seuls 18 % des achats d’équipements par nos armées sont actuellement effectués en coopération. Alors que nous nous étions fixé en 2007, il y a 17 ans, un objectif de 35 %. Nous devons également faire faire un bond en avant à notre industrie de défense. Depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, les armées européennes ont acheté 78 % de leurs nouveaux équipements en dehors de l’UE.

Avoir une industrie européenne de défense autonome

« Nous devons nous doter d’une industrie européenne de défense capable de répondre à nos propres besoins. Nous sommes confrontés à des défis quantitatifs mais aussi qualitatifs dans les nouvelles technologies militaires comme les drones ou l’Intelligence artificielle. Nous devons en outre développer nos capacités à répondre à des cyberattaques et à protéger nos infrastructures essentielles. L’un des principaux enseignements de la guerre contre l’Ukraine est que la supériorité technologique est essentielle. En particulier, face à un adversaire qui n’a cure des pertes humaines, y compris les siennes.

« C’est la raison pour laquelle j’ai présenté en mars, avec la Commission, la toute première stratégie industrielle européenne en matière de défense. Nous devons encourager la passation de marchés en commun, mieux garantir la sécurité de nos approvisionnements, et organiser une montée en puissance massive de cette industrie. Nous devons également rattraper notre retard en matière de nouvelles technologies militaires. Avec son pôle d’innovation, l’Agence européenne de défense continuera à jouer un rôle clé dans ces efforts.

Arrimer l’industrie ukrainienne

« Nous souhaitons également arrimer dès maintenant l’industrie ukrainienne à l’industrie de défense européenne. C’est pour cela que nous avons proposé de traiter l’Ukraine comme si elle était déjà quasiment un État membre, en lui permettant de participer à des projets d’acquisition conjointe ou de soutenir son industrie via nos instruments dédiés pour l’aider à produire davantage.

« Pour atteindre ces objectifs, nous devons investir massivement. Pour cela nous devrions modifier la politique de prêt de la Banque européenne d’investissement pour lui permettre d’investir dans le secteur de la défense et émettre une dette commune, comme nous l’avons fait avec succès pour faire face à la pandémie de Covid-19. Ces discussions n’en sont toutefois qu’à leurs débuts parmi nos États membres et il est essentiel d’obtenir l’adhésion de tous.

Un bond en avant signifie un changement des mentalités

« Ce bond en avant en matière de défense nécessite également un changement des mentalités. Des industriels de l’armement m’ont expliqué qu’ils avaient des difficultés à recruter les ingénieurs les plus brillants. De même, les investisseurs privés sont souvent dissuadés d’investir dans des entreprises du secteur de la défense. Chaque Européen doit comprendre qu’une défense efficace est la condition sine qua non de la survie de notre modèle social, environnemental et démocratique.

« Beaucoup a été fait déjà ces dernières années dans le sens d’un sursaut européen en matière de défense, mais il reste encore beaucoup plus à faire pour répondre aux menaces auxquelles nous sommes confrontés dans un environnement géopolitique qui se dégrade rapidement. »

Josep Borrell Fontelles Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et Vice-président de la Commission européenne.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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